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photo de Cécile Voisset

Quel espace ! - Daniel Silver 1, Human Activity , 25 Juillet 2019 - 11 janvier 2020 (Bloomberg SPACE,Londres)


Une contribution de Cécile Voisset

Une présentation de l'œuvre d'un sculpteur à découvrir : Daniel Silver...



Un espace qui ne trompe pas. En plein cœur, au cœur de Londres (autrefois “Londinium”). Encore un trait qui lie le passé à la modernité, l’ancien au contemporain : du neuf qui s’écrit à partir de l’ancien, sur de l’antique, qui ne récrit pas mais qui inscrit, prend suite et produit un surprenant effet de sens. Une tradition anti-révisionniste par excellence. Telle une mise à jour (update), tel un présent qui importe. Rencontre de l’art et de l’histoire mémorielle donc: l’espace, jonction du temps et de la mémoire.


sculpture Human Activity

Quatre imposantes sculptures, un ensemble où chacune semble être mise en regard avec les autres, sont exposées dans une salle de moyenne dimension, et chacune à ses quatre coins avec l’espace suffisant pour laisser une liberté de circulation et d’appréciation.

La forme des assises –les pieds jusqu’aux hanches 2 –est exagérée au sens où elle est particulièrement soulignée: plus grosses que la taille des bustes et des têtes (encore plus petites pour certaines que les poitrines). C’est bien l’assise, la pose ou l’acte même de reposer fermement au sol, sur le sol, qui paraît être mis en valeur, susciter et retenir principalement l’attention.

C’est important dans la mesure où les quatre statues de Daniel Silver, ces figures plutôt (figurative sculptures, ou plus généralement human figures), sont ainsi exposées et valorisées dans une salle à côté même d’objets présentés en vitrine, objets issus des fouilles archéologiques dont le site londonien lui-même est le riche contenant en vertu d’une histoire spécifique: celle à la fois d’une conquête (romaine, impériale) et d’une victoire ou reconquête (anglaise, locale), c’est-à-dire celle d’une bataille pour l’établissement d’un lieu, d’une identité.

Les centres d’intérêt de l’artiste permettent de le comprendre : le monde classique, la sculpture moderne, la psychanalyse. Le contexte choisi par lui-même, d’où l’explication on ne peut plus claire de ce lieu d’exposition, est archéologique : fouille du passé, fouille dans le passé, et partant rencontre du passé au présent, lien ou continuité affirmée de celui-ci avec celui-là. La brochure de présentation à l’entrée dit que ces œuvres de Daniel Silver apparaissent souvent “comme des monuments ou des totems”, comme si elles faisaient partie d’une grotte –excavation –, comme si elles appartenaient à un fond originel, premier et véritable.

C’est la rencontre de l’hier (autrefois) et de l’aujourd’hui (cette fois), d’une écriture de l’histoire en son début et en sa poursuite : engagement silverien d’un travail, ce que laisse penser le geste d’affirmation

par cette ferme adhérence dite par la grosseur ou taille de ces statues, et force d’une empreinte, geste affirmé à commencer par leurs bases au sol : bien posées sont-elles avec leurs larges jambes et leur bas évasé. Ou quand dire, c’est poser.

La contemporanéité du sujet –du figuratif très épuré, ou presqu’abstrait 3 –rend presqu’étrange l’aspect de ces statues (pas vraiment énormes, même si elles sont qualifiées de huge, mais certainement pas monstrueuses; ne sont-elles pas qualifiées d’ “humaines”?). Leur présence est plutôt rassurante ou accueillante, civilisée : on insistera sur le Human de l’activité en question, ou thème de cette œuvre d’exposition à l’espace Bloomberg... au regard d’un passé qui ne l’était pas…

Le site lui-même, celui de leur accueil –celui du London Mithraeum, “Temple de Mithra” 4 –, a été déplacé; d’ailleurs, cette galerie –lieu d’exposition ou espace de démonstration (intention affichée par cette inscription même au cœur de la ville) –peut aussi bien s’entendre au sens d’un passage souterrain –via le passé, passage par le passé, exploration de ses couches, etc. –où l’archéologie a effectivement droit de regard –via le présent, celui de l’artiste qui investit et s’investit, s’engage en exposant son projet qu’il serait opportun de nommer alors qu’il l’est, semble-t-il, en ce qui concerne des œuvres précédentes. Mais l’auteur a-t-il voulu cette fois n’en rien faire et laisser le spectateur ou le regardeur libre d’imaginer ? Tenons-nous plutôt en à cette présentation ou réalisation par les commissionnaires et conservateurs du lieu, pas banal : “Bloomberg SPACE” (ce terme est bel et bien en capitales) : Daniel Silver”.

À bien examiner cette œuvre, à bien entendre ou lire le faire (“poesis”, l’art de) de Silver, le thème de la fondation (de la base, de l’assise) –une fondation commune, un "fonder" (founding) collectif ou partagé ou à partager –semble traverser le projet de cet artiste dont il suffit de lire les titres 5 des différentes expositions de son œuvre pour le comprendre: Rock Formations(sens matériel de la fondation, et non du fondement), Family Tree II (fondation au sens familial, l’arbre généalogique), Dig (creuser pour planter, sachant que la figure de l’arbre –et celle de la forêt –y occupe une place importante), Coming Together (avènement, ou amoureux ou amical etc., au titre d’une fondation au moins à deux, politique), A Big Deal (Un enjeu important, une affaire qui n’est pas mince), With Institutions Like These (Avec des institutions comme celles-ci) …


sculpture Human Activity

La fondation en question, le projet silverien, semble dire à la fois une contestation et un objectif. Que soit intitulée, par exemple, une des expositions “Qui nous délivrera des Grecs et des Romains?” (Who Shall Deliver Us From the Greeks and Romans ?) dit combien ce thème est en réalité polémique et sujet à dispute 6 : être moderne, bouger (move, run), avancer. Bref, ce que l’on veut (“Nous avons fait du chemin”, “nous avons évolué” : We Have Moved) et ce que l’on ne veut pas (“Rien de nouveau sous le soleil”: No New Thing Under the Sun) : rester sur place –attendre, autre thème –ou pas. Soit la problématique : faire, et que ou quoi faire. L’art de D. Silver est en ce sens très engageant.

C’est bien ce qu’un commentaire entend de son travail en insistant sur la manière dont cette œuvre, ici présentée et pas dans n’importe quel espace, s’exprime : ces sculptures explorent et manipulent la figure humaine parfois avec brutalité et parfois avec une extrême sensitivité (sensitivity). Et il est intéressant que les facultés sollicitées, comme si elles étaient pour Silver éminemment humaines, soient celles du toucher (the intimacy of touch) et de la mémoire (the memories inherited through material).

S’il s’agit certes d’une “géographie psychique” ou mentale (Psychic Geography, autre titre), il reste que l’histoire, ou le temps de manière plus générale, se conjugue avec des formes spatiales et selon l’espace même, espace premier ou prédominant pour écrire l’histoire ou la prolonger, pour l’envisager avant de ou pour la faire.

J’aurais pu intituler cette présentation d’une œuvre de Daniel Silver à l’espace (galerie) Bloomberg : “Quel espace?” Ce dans la mesure où l’artiste paraît se placer dans une recherche perpétuelle : il creuse, approfondit, va loin ou cherche à aller loin, il interroge, et il va ainsi à la base, au fond des choses –au principe (l’archè de l’archéologie) qu’il cherche à atteindre ou toucher, d’où des attentes aussi bien que des avancées dont témoignent ou que revendiquent les divers titres de ses expositions. Mais je l’ai intitulé “Quel espace !” D’abord parce que la spatialité accordée à l’exposition des statues –on expose des corps –ainsi que celle la même que ces dernières donnent à voir, cette spatialité établit un champ, d’investigation bien sûr, mais un champ que le sculpteur se donne finalement : il se donne du champ, de l’espace pour la réflexion; il privilégie en ce sens l’ouverture, d’où l’indécidabilité du regardeur quant à ce que représente exactement chacune des quatre statues. Et à l’espace Bloomberg, l’impression donnée à regarder ces quatre grandes et fortes figures humaines est de fait celle d’une liberté parce que la première des libertés 7 est celle de bouger : liberté du mouvement, de se mouvoir. On ne risque pas la claustrophobie dans cette salle où ces statues massives, à l’espace substantiel, occupent très bien l’espace qui leur est consacré. Parcours aéré, espace du regard et de la visite : quel espace !


Bibliographie : Héraclite, Fragments
Th. Hobbes, Léviathan.

Auteure de l'article :

Cécile Voisset, écrivaine et traductrice, auteure d'Identitary order, Lambert Academic Publishing, December 2017.


1 Né à Londres en 1972, il a étudié à The Royal College of Art. Outre cet ensemble de quatre sculptures ici exposées au London Mithraeum (au-dessus, puisque le musée ou galerie du dieu se trouve en-dessous ou en sous-sol), on peut voir une partie de ses œuvres (dont des dessins) à la londonienne Frith Street Gallery.
2 Contrairement aux autres sculptures ou figures qui sont de formes élancées (toutes droites en hauteur), celles-ci se caractérisent par un bas (de corps) quasi massif: elles sont en tout cas plus larges à la base que le reste du corps ; elles ont quelque part une forme pyramidale ou triangulaire avec leurs larges bases.
3 Ce n’est pas le détail qui intéresse D. Silver, mais la forme ou le contour (scuplter pour dessiner, ou l’inverse réciproque ?) ; donc pas de visages détaillés pour ces quatre formes, etc.
4 Consacré à Mithra, puis à Bacchus. Mithra, dont le culte est mystérieux et prête à débats, serait un dieu du soleil qui serait né d’un rocher. La figure suscite une polémiquesur les origines, probablement indo-européennes. C’est tout dire de ce site même déplacé pour un lieu d’exposition d’œuvres d’art. Art et vérité se tutoient. C’est la redécouverte d’un passé à l’issue de laquelle l’hégémonie romaine est évidemment contestée, seule base sûre apparemment des recherches. Et la base, telle est la question silvérienne.
5 Ces titres concernent à la fois des expositions de groupe (titre commun) et des expositions individuelles.
6 "Polemos–la guerre –est le père de toute chose": cette pensée d’Héraclite ne semble alors d’actualité que pour dispute ou contestation. Il semble que Daniel Silver avance plutôt que nous autres modernes, parce que nous ne sommes plus grecs, allons vers la paix ou la cherchons. À moins que, à la suite de Freud (référence de l’artiste), Silver pense que "si tu veux la paix fais la guerre", adage romain à balayer autant que le fragment grec pour un futur mieux ancré dans un passé à explorer.
7 Si on veut absolument une référence philosophique à cette thèse (la première des libertés est celle du corps donc de sa possibilité de se mouvoir), c’est à Thomas Hobbes qu’on la doit (les philosophes ayant plutôt choisi de penser la liberté comme celle de l’esprit ou de la volonté, selon l’héritage d’une philosophie par exemple du libre-arbitre).