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couverture du livre

Comprendre le cancer : l'objectif et le subjectif

Ce travail est un ouvrage à deux voix entremêlées, celle d’un philosophe épris de choses corporelles, de biologie et de physiologie, et celle d’un cancérologue-virologue, passionné par les choses de l’esprit et la philosophie.

Par quelles médiations physiologiques la rétroaction de l’esprit sur le corps, tellement commentée mais philosophiquement insaisissable, pourrait-elle avoir lieu ?

Telle est la question centrale de l’ouvrage, une réponse possible se trouvant dans l’activité du système nerveux autonome, dont le rôle est de plus en plus apprécié par certains chercheurs.



Cet ouvrage est dédié à la mémoire d’un ami commun, décédé prématurément d’un cancer du pancréas après une lutte farouche et de longue durée, ce qui pose une question : quel rôle peut jouer l’entourage dans la durée de survie, si un tel rôle est seulement possible ?

C’est donc du noeud psychosomatique, tellement difficile à identifier dans des cas précis mais si vraisemblable, qu’il est question dans cet ouvrage.

J’ajoute une mise au point : il ne s’agit nullement de dévaloriser l’approche biologique, génétique ou épigénétique des cancers, porteuse d’évidents progrès dans le traitement, mais seulement de tenter d’élargir la compréhension de leur physiopathologie. Claude Bernard l’avait remarqué : en matière de recherche, la direction exclusive est mauvaise.

Une approche philosophique

Partant d’une exposition des caractères généraux des cancers, nous associons des commentaires de grandes œuvres philosophiques, d’Aristote à Canguilhem en passant par Descartes, Kant, Hegel, Husserl, Quine ou Whitehead, à des développements proprement biologiques et médicaux.

Le « problème esprit-corps », ainsi désigné dans la philosophie contemporaine, est abordé sous l’angle de la causalité et de la relation tout-parties, problématique exposée par Blaise Pascal avec une magistrale clarté dans le fragment « Disproportion de l’homme » consacré à l’intrication des causes :

Je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

Jusqu’où aller dans l’appréhension de la totalité, qui soit pertinente pour la question considérée ?

Les organismes se présentant comme des totalités individuées, biologiques et psychiques (pour l’homme, au moins) en relation de porosité avec leur environnement, lequel comprend aussi le « milieu intérieur », est-on en droit d’inclure les facteurs psychiques, la biographie de l’individu avec ses divers épisodes, ses émotions, ses stress, ses conflits psychiques, dans les facteurs environnementaux à considérer dans la physiopathologie des cancers ? Question vertigineuse, pourtant abordable (au moins en principe) à l’aide de certains outils, y compris de psychologie.

Pour ma part cependant (restons prudents !) je n’irai pas jusqu’à affirmer que la psychanalyse puisse guérir du cancer (si tant est qu’elle puisse guérir de quoi que ce soit, et pas seulement soigner, atténuer la souffrance). Nous sommes ici au cœur de la relation psychosomatique, le côté somatique étant bien appréhendé à l’aide des interactions neuro-immuno-endocriniennes exposées dans l’ouvrage, et la question conceptuellement difficile restant l’articulation du psychique au somatique.


Nous avons essayé d’échapper au pur verbalisme, et avons tenté d’associer le monde des concepts philosophiques (eux-mêmes en évolution), ou des outils philosophiques d’interprétation des phénomènes, aux particularités biologiques de telle ou telle pathologie cancéreuse. C’est bien de tentatives d’interprétation qu’il s’agit (en un sens presque herméneutique), inspirées par cet esprit philosophique qui, selon Claude Bernard, sans être nulle part, est partout.

C’est donc à de très substantiels exposés d’histoire de la philosophie que sont consacrées les chapitres centraux de l’ouvrage, dans l’idée qu’il n'est pas inutile de revivifier des pensées, même dépassées, mais toujours sources d’inspiration et occasions d’exercice intellectuel. Ces penseurs ont le grand mérite d’avoir formulé des problèmes qu’ils n’ont pas toujours résolus – telle est la véritable fonction de la philosophie, d’ouvrir les problèmes plutôt que de les résoudre. Il n’est pas mauvais de s’en persuader.

D’Aristote à Canguilhem

Aristote est ici invoqué comme le philosophe qui a mis l’accent sur le fait que la vie n’est autre que l’activité de formes. La vie est passage de la puissance à l’acte pour ces formes. L’âme est à la fois principe de vie du corps et forme du corps. Quelle est alors la relation entre l’âme et le corps ? Usant d’une métaphore largement reprise par la suite mais déjà présente chez Platon, Aristote se demande, sans conclure, si l’âme, qui n’est pas séparée du corps, est dans le corps comme le pilote en son navire. Il pose ainsi une question de très longue portée.

Par ailleurs, le caractère essentiel de propriétés morphologiques et de leurs altérations éventuelles pour la physiologie et la pathologie a traversé toute la pensée occidentale jusqu’à aujourd’hui. Nous n’en prendrons qu’un exemple très récent : les morphologies bizarres des globules rouges malades (par exemple dans l’anémie falciforme) rendent compte de leur caractère dysfonctionnel.

Le vivant, selon Aristote, est un être finalisé par la forme et la fonction. Pour autant, chez Aristote, la fonction d’une forme est strictement asservie à cette forme, selon une conception de type technologique : le couteau de Delphes doit servir à un seul travail, non à plusieurs – conception radicalement opposée aux idées contemporaines sur le caractère polyfonctionnel de macromolécules biologiques comme les protéines.


Le modèle technologique de la relation entre forme et fonction reste présent chez Descartes, mais sous le mode mécaniste et mathématisable qui lui est propre.

Le dualisme métaphysique tranché établi par Descartes entre substance pensante et substance étendue (cette dernière étant mathématisable), ne peut cependant pas aller jusqu’à son terme, car il rendrait la sensation incompréhensible. Ce qui l'amène à reconnaître ce point essentiel :

Je ne suis pas seulement logé dans mon corps, comme le pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui 1.

Descartes a le très grand mérite d’avoir posé avec clarté et dans son langage, un problème, celui de l’interaction de l’âme et du corps qu’il a cherché à résoudre par une représentation mécaniste de l’activité cérébrale.


Ces considérations peuvent nous servir d’introduction aux recherches de la médecine psychosomatique, domaine instable s’il en est mais dont l’apport est loin d’être négligeable, et qui nous ramène au problème de définition de la totalité.

Longtemps la subjectivité a été considérée comme l’ennemie de la bonne médecine, et elle le reste encore parfois. Pourtant, la vie psychique n’existe qu’intégrée à la totalité psychosomatique, laquelle ne comprend pas seulement le milieu intérieur biologique, mais aussi le milieu social et verbal. La psychosomatique cherche à appréhender la totalité de l’être en devenir, y compris son histoire passée. Des perturbations de la vie instinctivo-émotionnelle peuvent donner lieu à un trouble somatique dont la signification existentielle doit être recherchée dans l’histoire de l’individu.


J’ai été un élève, infidèle mais constant, de Georges Canguilhem. Ce philosophe qui a consacré la majeure partie de son œuvre aux sciences de la vie et à la médecine – à mon sens l’un des plus grands philosophes français du vingtième siècle - a diagnostiqué des problèmes conceptuels qu’il n’a pas pu résoudre.

Il a mis en garde contre un usage plus magique que scientifique du concept de totalité. Il a affirmé que le modèle de l’organisme c’est l’organisme lui-même. Il a soutenu qu’il n’y a de maladie que du tout organique, et est allé jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas de pathologie objective – véritable bombe philosophique.


Autre philosophe pointant certaines apories touchant l’idée d’organisme, Kant a identifié le phénomène d’auto-organisation de la matière dans le vivant tout en déclarant que cette propriété n’avait rien d’analogue à une causalité connue, et la qualifiant d’« insondable ».

La « finalité interne » caractéristique du vivant dans ses relations entre tout et partie paraît incompréhensible au philosophe. Depuis lors, il est vrai, la propriété d’auto-organisation a été largement étudiée et sondée, et la théorie cellulaire, qui fait de la cellule l’élément fondamental de tout organisme vivant, a remédié aux difficultés rencontrées par Kant.


En relation avec le cancer, nous avons donné beaucoup de place à l’esprit dialectique de Hegel, qui a dépassé un certain caractère conceptuellement figé de la relation tout-parties et a donné une autre interprétation de la vie de l’organisme, plaçant la négativité au cœur du processus vital, le phénomène du développement étant caractérisé par l’apparition de membres ou d’organes nouveaux aux dépens de structures antérieures qui disparaissent.

Hegel a décrit la maladie comme l’activité d’un organe individuel qui s’attache à soi et se dirige contre l’activité de l’ensemble, laquelle est ainsi arrêtée. Cette théorie dynamiste de la maladie peut être évoquée en arrière-plan du cancer.

Mieux comprendre les cancers

Discipline médicale, la pathologie cellulaire s’est développée au dix-neuvième siècle et a persisté dans sa désignation jusqu’à maintenant. C’est dans son sein que l’étude des cancers, et tout d’abord des leucémies, a pu se développer. Nous en retraçons brièvement l’histoire et reprenons des discussions extrêmement intéressantes sur le plan épistémologique qui ont eu lieu dans les années 1970 dans le sein du Club des cellules sanguines fondé à Paris par Jean Bernard et Marcel Bessis, discussions à écho international.


Nous en venons à l’implication du système nerveux dans les cancers, thèse principale de notre travail.

Le système nerveux autonome, sympathique et parasympathique, est particulièrement mis en avant, avec le rappel de travaux fondateurs, comme ceux de Selye sur le stress, selon lui inhérent à toute maladie. Selye affirmait que de nombreux types de cancers se développent partout où il y a une lésion chronique des tissus, mentionnant l’inflammation comme facteur principal.

Depuis lors, une grande quantité de travaux a été consacrée aux corrélations neuro-immuno-endocriniennes et aux nombreux facteurs biochimiques impliqués dans des réseaux dynamiques d’une extrême complexité, concrétisant la réalité de la conception holistique de l’organisme ainsi que sa nécessaire ouverture (montrée en particulier par le système immunitaire).


La réinterprétation des processus tumoraux à la lumière du système nerveux autonome est argumentée à partir de données montrant l’insuffisance d’une explication purement génétique de certains cancers – explication certes tout à fait réelle, mais laissant la porte ouverte à divers types d’étiologies.

En premier lieu, c’est une grande partie de la biologie qui doit être évoquée dans ce contexte, de la biologie de l’évolution à la biologie du développement – développement dont le système nerveux est à la fois le fruit et un acteur, et d’autre part se libère par le psychisme. Romain Parent (et je le suis) va très loin dans ces directions, tentant sans cesse d’articuler les unes sur les autres, dans un esprit véritablement physiologique, les différentes causalités concevables.

A cet égard, les découvertes récentes sur le fait que les cancers, tumeurs solides sinon même cancers du sang dans les tissus hématopoïétiques, ne sont pas seulement fortement vascularisés, mais également innervés et donc sensibles à l’activité de neuromédiateurs, sont à prendre en considération. Certains auteurs se sont interrogés sur l’activité du nerf vague (parasympathique) dans le cancer et sur son incidence sur la durée de survie des patients. D’autres ont relié le tonus vagal cardiaque au degré de régulation émotionnelle.

Conclusion

Il y a là un champ de recherches considérable pour une médecine intégrative, complétant sa nécessaire technicité par une approche humaniste dont les sources d’inspiration peuvent être diverses, y compris philosophiques.

C’est bien dans cet esprit d’ouverture que nous avons travaillé ensemble, avec nos accords et nos différends, à réaliser le projet de ce livre.

Auteur de l'article :

Claude Debru est professeur agrégé de philosophie, membre de l'Académie des sciences, directeur de recherche au CNRS et directeur émérite du département de philosophie de l'ENS d'Ulm.

1 Méditation Sixième