Anne Fremaux
NurembergNous découvrons ici le parcours d'Anne Fremaux, professeure agrégée, docteure en philosophie et auteure...
Etudes, lectures, projets... Voici son témoignage !
Pouvez-vous vous présenter ? Que faites vous actuellement ?
Je suis agrégée et docteure en philosophie. Mon parcours est assez atypique puisque j’ai d’abord fait une école supérieure de commerce et travaillé dans le marketing avant de me consacrer aux études philosophiques. J’ai fait mes deux années de deug à Tours puis ma licence, mon master et mon DEA à Grenoble.
Passionnée par l’écologie et le thème de la nature que j’avais découvert en prépa HEC, j’ai écrit mon premier essai politique et philosophique en 2011 : La nécessité d’une écologie radicale (éd. Sang de la terre). J’ai ensuite passé une année à Science Po. Grenoble où j’ai préparé le concours de l’ENA auquel j’ai été admissible. Puis, des raisons personnelles m’ont conduite en Allemagne et au Royaume-Uni où j’ai réalisé ma thèse de doctorat sur la philosophie environnementale et l’écologie politique.
Dans le même temps, j’ai écrit un roman d’anticipation sur un thème qui me fascine : le post/transhumanisme, intitulé L’Ère du Levant (éd. Rroyzz, 2016). Ma thèse a récemment été publiée par une maison d’édition américaine sous le titre : After the Anthropocene : Green Republicanism in a Post-Capitalist world (Palgrave MacMillan, 2019).
Je suis à présent à la recherche d’un poste universitaire dans mon domaine de recherche ou en philosophie classique.
Je suis une philosophe assez éclectique qui encourage la diffusion de la philosophie dans la société. Particulièrement, il me semble que celle-ci doit se saisir des sujets contemporains comme c’est déjà le cas depuis longtemps dans les pays anglo-saxons, où l’on trouve, dans les départements de philosophie, des cours sur « la philosophie du sport », « la philosophie de l’économie », etc. Durant mes années d’enseignement à Grenoble, j’ai d’ailleurs activement participé à la transmission de cette discipline auprès du grand public à travers des conférences données au sein d’entreprises (CEA, Hewlett Packard) et à travers la SAP, la Société Alpine de Philosophie. C’est aussi la raison pour laquelle la philosophie doit impérativement s’emparer de la crise écologique, l’enjeu majeur auquel l’humanité a actuellement à faire face.
Je ne pense toutefois pas que l’on puisse faire l’économie de l’étude des grands auteurs et des textes classiques : il s’agit là d’éléments fondateurs avant tout excursus réussi. Je suis donc extrêmement reconnaissante à l’égard de l’institution scolaire et universitaire françaises de m’avoir procuré un enseignement de qualité qui allie l’exigence de savoir à la rigueur logique. Mes voyages m’ont montré qu’il s’agissait là d’une particularité bien française et c’est donc avec tristesse que j’assiste au dépérissement, semble-t-il inéluctable, de cette exception (culturelle) à la française
Quel souvenir gardez-vous de vos études ? De vos professeurs ?
Je conserve de mon prof de philo de terminale le souvenir d’une certaine bonhomie et d’un style typiquement « philosophique » : les cheveux en bataille, la barbe mal rasée, l’air rêveur, semblant perdu dans ses pensées et feignant d’ignorer les bavardages perturbateurs. En revanche, je ne me souviens pas beaucoup de ses cours, à part pour ce qui concerne une dissertation sur laquelle j’avais particulièrement peinée : « Exister est-ce simplement vivre ? » Aujourd’hui encore, je trouve ce sujet peu pertinent, trop culturellement engagé philosophiquement puisque dépendant quasiment exclusivement du sens et de la valeur que les philosophes ont donnés aux termes en présence.
En prépa HEC, j’ai vraiment pris goût à la philosophie, certainement pas en raison des qualités humaines de l’enseignant, mais en raison de la qualité de ses cours (probablement inversement proportionnelle). Le thème de la nature, rejeté philosophiquement aux marges depuis Socrate et Platon, revenait au centre de la scène. C’est un sujet qui ne m’a d’ailleurs jamais quitté.
Ensuite, il y a eu la découverte des grands auteurs : des cours formidables sur Kant (CRP, CFJ) par Alain Séguy-Duclot à Tours et sur Hegel par J.-M. Lardic à Grenoble.
Pour finir, il y a les cours et les conseils généreux dispensés par mon directeur de thèse à Belfast, le Professeur John Barry, qui m’a fait découvrir une forme appliquée, pertinente et je dirais même, « nécessaire » de philosophie.
Quel est le livre de philosophie qui vous a particulièrement passionné ? L’auteur pour qui vous avez eu un véritable coup de foudre ?
Ma réponse ne va pas être très originale : j’ai été fascinée par deux ouvrages majeurs, pendant mes études. Tout d’abord, par la Critique de la Raison Pure (1781/1787) de Kant que nous avons lu en cours comme un roman à suspense. Notre professeur s’ingéniait à arrêter son cours à un moment charnière, par exemple après avoir exposé les positions contradictoires (ou antinomies) que Kant allait résoudre. Nous étions alors dans l’attente impatiente du prochain cours pour savoir comment il allait s’y prendre. Et à chaque fois, c’était une forme d’extase intellectuelle garantie devant le génie du maître.
Le deuxième ouvrage qui m’a fascinée a été la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (1807) que j’ai approfondi pendant mon master réalisé principalement sur Kant et Hegel. Là encore, j’ai découvert le génie du philosophe et de son concept clé, Aufhebung (sursomption), c’est-à-dire le dépassement des contradictions dialectiques dans une nouvelle synthèse où les éléments négatifs sont niés et les éléments positifs conservés. J’ai d’ailleurs moi-même tenté de réaliser une Aufhebung dans ma thèse (néanmoins loin de la complexité de Hegel) pour montrer que le néo-républicanisme conservait le meilleur du libéralisme et du socialisme tout en les dépassant tous deux (clin d’œil ;-)).
Parmi mes auteur(e)s préféré(e)s, on trouve Merleau-Ponty pour la phénoménologie, Hannah Arendt et son premier mari, Günther Anders, Adorno et Horkheimer ainsi que Marcuse (école de francfort) pour la pensée critique ainsi que, parmi des auteurs plus récents, Castoriadis, Gorz, Illich, Chomski, ou Mouffe.
En ce moment, je suis en train de découvrir un philosophe italien, Umberto Galimberti, qui, dans son ouvrage, Les raisons du corps nous invite à renouveler notre perspective philosophique sur le corps. Son essai s’ouvre par la formule de Nietzsche : [i]l est plus de raison en ton corps qu’en ta meilleure sagesse
… Un vaste programme savamment exploré !
Quels sont vos projets ou travaux de recherches ?
Mon premier livre académique, intitulé La nécessité d’une écologie radicale (éd. Sang de la terre, 2011) a constitué une tentative de synthèse intellectuelle entre différents champs de pensée de la théorie écologique, depuis l’éthique et la philosophie de l’environnement, l’anthropologie, l’économie « verte » jusqu’à l’écologie politique.
J’y ai exploré le sens de la « crise écologique » ou encore le fait que nous vivons maintenant dans une époque de finitude (Le temps du monde fini commence
, disait Paul Valéry en 1931) qui appelle à la modération et à la limitation, contrairement aux rêves d’abondance éternelle véhiculés par l’économie productiviste en général, capitaliste en particulier.
La notion de « limites » a toujours été au cœur de la théorie politique dans la mesure où tout dispositif gouvernemental cherche à établir la démarcation entre aspirations et possibilités d’existence légitimes et illégitimes. Au cours des dernières décennies, la notion de « limites écologiques » a été essentielle pour sensibiliser le public à la nécessaire préservation de l’écosphère et des conditions propices à la vie de la planète.
Cependant, les théories de modernisation écologique, et particulièrement le capitalisme « vert » (aujourd’hui rénové sous la forme de l’écomodernisme), remettent en question cette notion en défendant le mythe du découplage (c’est-à-dire l’idée que l’utilisation des ressources naturelles peut être découplée de la croissance économique grâce aux progrès technologiques). Cependant, le découplage espéré n’a encore jamais eu lieu et ne verra sans doute jamais le jour en raison d’un paradoxe expliqué par Jevons*. Ce dont nous avons besoin, ce n’est donc pas seulement davantage de technologies « vertes », mais surtout davantage de démocratie, de débats politiques et philosophiques sur la société dans laquelle nous voulons vivre.
Ma thèse reprend tous ces thèmes en les développant à l’aulne d’un nouveau paradigme : celui du républicanisme écologique que je décline dans mon livre du point de vue social, économique, anthropologique et politique. En effet, dans Après l’Anthropocène: Le républicanisme vert dans un monde post-capitaliste (NY: Palgrave, 2019 ; ma traduction), extrait de ma thèse de doctorat, j’analyse le concept récent d’Anthropocene comme faisant partie de la logique techno-managériale et délibérément apolitique de la crise environnementale. Contre ce point de vue, le républicanisme vert que je défends dans mes recherches appelle à des changements sociaux, éthiques, culturels, économiques et politiques. Plus particulièrement, c’est au renouveau des institutions politiques au niveau local, national et international que l’ensemble des mes travaux de recherche est aujourd’hui consacré.
* Le paradoxe de Jevons énonce le fait qu’à mesure que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource augmente au lieu de diminuer.
Merci Anne, pour ce témoignage !
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