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photo de Dany-Robert Dufour

Dany-Robert Dufour

Paris

Nous découvrons ici le parcours de Dany-Robert Dufour, philosophe, professeur à l'université Paris VIII retraité...

Etudes, lectures, projets... Voici son témoignage !


Pouvez-vous vous présenter ?

On dit que je suis philosophe. Et, à force de l'entendre dire, j'ai fini par le croire. Ce qui renforce cette supposition est que j'ai écrit une vingtaine d'essais de philosophie.

Que faites-vous actuellement ?

J'étais professeur des universités. Après ma retraite en 1975, je n'ai rien su faire d'autre que de continuer à philosopher. Je ne n'en plains pas. "Bon qu'à ça !" -comme dit l'autre. J'écris donc toujours et je donne des conférences en France et ailleurs. Dernièrement, j'ai été invité au Canada. Puis au Brésil. Et prochainement, je suis invité au Mexique.

Quel souvenir gardez-vous de vos études ? De vos professeurs ?

Cela remonte à la fin des années soixante et au début des années 1970. Période d'intenses intérêts pour les sciences humaines. Je suis allé voir partout où cela pensait en vue de secouer le vieux cocotier philosophique. Du côté du structuralisme. De la linguistique. De la psychanalyse… des disciplines aujourd'hui sinistrées, mais qui ont pourtant encore tellement à nous apprendre. Ce doit d'ailleurs être pour cette raison que la pensée dominante n'en veut plus. Bref, je suis sorti de cette formation initiale convaincu que la grande affaire humaine était le langage. À ceci près que le langage ne sert pas à communiquer il est trop plein de malentendus. Le langage sert d'abord et avant tout à faire le sujet et à faire lien entre les sujets. Bref, ça fait le sujet et les sujets… bien qu'on ne soit jamais sûr de ce qu'on dit. Comme si l'essentiel était qu'on dise. Quoi ? C'est assez accessoire. C'est probablement pourquoi on continue de parler, pour essayer de sortir de ce pétrin dans lequel on est enlisé. C'est cela, pour moi, la condition humaine. Je la trouve à la fois très drôle et très tragique.

Quel est le livre de philosophie qui vous a particulièrement passionné ?

Deleuze en 1972 avec L'Anti-Œdipe. Lévi-Strauss avec son Anthropologie structurale. Benveniste avec ses Problèmes de linguistique générale. Lacan avec ses Écrits. Et la littérature : Beckett, Blanchot, Artaud…

L'auteur pour qui vous avez eu un véritable coup de foudre ?

J'ai toujours pensé que Beckett était le plus grand philosophe du XXe siècle et qu'il s'est caché en écrivant de la littérature.

Avez-vous déjà essayé d'écrire ?

Seulement vingt essais. Mais ça ne doit pas être suffisant. C'est pourquoi, je persévère.

Pourriez-vous nous parler de vos créations ?

J'ai d'abord travaillé sur les systèmes symboliques. Par exemple, le système de l'énonciation qui comporte trois positions : "je", "tu" et "il". Ça a des conséquences massives : vous ne pouvez pas ouvrir la bouche sans vous auto-fonder comme sujet parlant et sans devenir en même temps un sujet du trinitaire puisque, quand vous parlez, vous vous placez dans la position d'un je qui parle à un tu à propos de il.

Ça m'a conduit, un athée comme moi, à réfléchir sur les systèmes trinitaires (et à penser que cela n'était pas sans rapport avec la ou les religions monothéistes). Puis à réfléchir sur les différences entre les systèmes trinitaires et les systèmes binaires (comme ceux de l'informatique). De là, j'ai imaginé qu'il existait au fond de la civilisation une lutte profonde entre le trinitaire et le binaire. La lutte s'est d'ailleurs exacerbée puisque nous sommes depuis 50 ans dans une intense phase de binarisation (ou de numérisation ou de digitalisation) du monde. Un des effets de cette binarisation est que nos systèmes trinitaires classiques (qui permettent de faire le sujet et de lier les sujets entre eux) sont entrés en phase de crise aiguë. L'intelligence artificielle commence à parler à notre place. Partout. Du coup, cette dépossession se solde par l'apparition de nouveaux symptômes affectant le sujet et par une crise sans précédent du lien social.

Quels sont vos projets, vos travaux de recherche ?

Je travaille sur un moment récent de progrès de la binarisation du monde. Celui qui s'est produit il y a près de quatre siècles avec l'apparition de la mathesis universalis grâce à laquelle Descartes est sorti des anciennes philosophies scolastiques et spéculatives pour entrer dans une philosophie capable d'agir pratiquement sur le monde. Ce qui renvoie à la dernière partie du Discours de la méthode [1637] où le philosophe conclut qu'il est temps de fonder une [philosophie] pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent (…), nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature (6e et dernière partie).

Autrement dit, la mathesis universalis contenait en puissance les technosciences qui ont permis, dès la génération suivante, l’extraordinaire essor du capitalisme.

Cette puissance nouvelle, un devenir maître et possesseur de la nature, ne pouvait qu'exciter au plus haut point ceux qui désirent le pouvoir. C'est ainsi qu'à cette occasion, un lien social pervers s'est mis en place. Il suffit de lire un auteur que j'ai contribué à faire redécouvrir, Bernard de Mandeville (1670-1733), philosophe et médecin des passions de l'âme, pour comprendre le programme : la mathesis universalis sera appliquée par des pervers sociaux.

Mandeville explique en effet qu'il faut confier le destin du monde aux pires d’entre les hommes (les pervers), ceux qui veulent toujours plus, quels que soient les moyens à employer. Car eux seuls pourront faire sortir le monde du règne de la pénurie pour le mener vers celui de l'abondance. Ils feront en sorte que leur propre richesse s’accroisse et, de là, ruisselle ensuite sur le reste des hommes. Et, coup de grâce, c'est le cas de le dire, c’est là, selon Mandeville, le véritable plan de Dieu dont il résultera un quasi-paradis sur terre.

Trois siècles plus tard, il s’avère qu’aucune autre idée n’a autant transformé le monde. Le plan a réussi. Le capitalisme nous a rendus globalement plus riches. Une donnée qui vient récemment d'être quantifiée. Notre richesse globale a été multipliée par dix entre 1700 et 2000 selon Piketty (Capital et idéologie, p. 45). À ce détail près : le ruissellement aurait tendance à couler à l’envers, les 1 % d’individus les plus riches possèdent désormais autant que les 99 % restants. De surcroît, on commence à comprendre le coût réel de ce pacte faustien : la pure et simple destruction du monde nature (effondrement des éco-systèmes par surexploitation) et culture (socialités et subjectivités en souffrance).

Vous comprenez pourquoi la question sur laquelle je travaille en ce moment est la suivante : peut-on encore obvier à ce devenir ?



Merci Dany-Robert, pour ce témoignage !

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