
Flora Bernard
ParisNous découvrons ici le parcours de Flora Bernard, consultante en philosophie en entreprise, fondatrice de l'agence Thaé...
Etudes, lectures, projets... Voici son témoignage !
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Pouvez-vous vous présenter ? Que faites-vous actuellement ?
Je suis philosophe-praticienne en entreprise. J’anime des réflexions philosophiques autour de leur raison d’être et des enjeux du travail : le pouvoir, la confiance, la coopération… pour aider les managers, dirigeants, collaborateurs, à mieux penser ce qu’ils font, en développant leurs capacités à questionner, à argumenter, à conceptualiser.
En 2013, j’ai co-fondé l’agence de philosophie Thaé avec Marion Genaivre, avec l’idée que la philosophie pratique pouvait aider le monde de l’entreprise à redonner du sens à l’action. J’avais travaillé pendant quinze ans dans diverses entreprises, dans le domaine du développement durable, et je me suis rendu compte que les entreprises les plus engagées l'étaient parce que ce qu'elles proposaient au monde faisait sens. Une entreprise n’existe pas que pour faire des profits. Il ne faut pas confondre le but (la raison d’être) et les moyens (l’argent...). Mais quand les organisations grandissent, quand celles-ci sont sous la pression court terme de leurs actionnaires, ce sens peut se perdre. J’avais donc très envie de renouer avec cette question dans le monde du travail. Et quoi de mieux que la philosophie pour le faire ?
Je suis convaincue que ce que nous pensons de ce que nous faisons éclaire et influence de manière décisive ce que nous faisons, et qu’il importe donc de prendre ce temps de la pensée. Prenez la confiance : ce que je pense de la confiance influence directement ma manière de faire confiance aux autres et de la recevoir. Il y a urgence à remettre de la pensée dans le monde de l’entreprise et c’est l’ambition que j’ai avec Thaé.
Quel souvenir gardez-vous de vos études ? De vos professeurs ?
Je suis entrée en philosophie par d’autres portes que celle des cours de philosophie classiques. Je dirais que ma première rencontre fut en classe de première, quand mon professeur Richard Moxham nous donna cette dissertation : la beauté est-elle dans l’oeil de celui qui regarde ? J’ai adoré cette question, qui pour moi était vertigineuse, car elle pouvait s’appliquer à une multitude d’autres sujets que celui de la beauté. Et si le monde n’existait que dans le regard que nous portons sur lui ?
Ma deuxième rencontre fut à l’occasion de mes études de sociologie à l’Institut Catholique de Paris et à la London School of Economics. J’ai trouvé la sociologie passionnante car elle nous invitait à interroger nos présupposés, à déconstruire nos a priori avant d’étudier un objet social. Il me semble que c’est là aussi le premier geste de la philosophie, l’étonnement devant ce qui est, le questionnement de ce qui nous paraît évident. L’un de mes professeurs, Joseph Maïla, nous avait donné un cours sur les religions où il faisait exactement cela. Quelle ouverture d’esprit sur un sujet où chacun pense détenir la vérité !
Toute expérience est devenue pour moi l’occasion de vivre ces principes. Quand j’avais vingt ans, je suis partie pendant 3 mois enseigner l’anglais dans un village en Inde et ce voyage a été pour moi une vraie initiation philosophique. Qu’est-ce que le développement ? Notre conception du progrès est-il le bon ? Où est la vérité, quand on est confronté à une culture aussi différente de la nôtre ? J’y suis retournée dix ans plus tard pour y travailler pendant un an car je voulais poursuivre cette expérience déstabilisante, où tout ce que je croyais être vrai était mis en doute. La pratique de la philosophie déstabilise. C’est même un signe que l’on est vraiment en train de philosopher. Il en ressort toujours quelque chose de plus grand, une vision du monde plus large et plus riche.
Quel est le livre de philosophie qui vous a le plus passionné ? L’auteur pour qui vous avez eu un véritable coup de foudre ?
Aujourd’hui, c’est Epictète qui me guide et les philosophes stoïciens de manière plus générale (Sénèque, Marc Aurèle…). L’ambition de la philosophie à cette époque était pratique, c’est-à-dire qu’elle devait nous aider à mieux vivre. C’est précisément cela qui m’intéresse avec la philosophie.
Epictète est très exigeant, parfois choquant. Ton fils est mort ? Dis-toi qu’il n’est qu’humain et que c’est le sort d’un humain de mourir un jour. Cela ne dépend pas de toi. Ce genre de phrase a longtemps entretenu une confusion entre être stoïcien et être stoïque, c’est-à-dire, dans l’esprit commun, développer une indifférence à l’égard de tout ce qui peut nous arriver. Ma lecture du stoïcisme n’est pas du tout celle-là. Etre stoïcien c’est savoir exercer son discernement pour gagner en liberté de pensée et d’action. Les stoïciens ne nous disent pas de ne rien ressentir (sans cela nous ne serions plus humains), mais d’exercer notre discernement pour ne pas nous laisser envahir par nos émotions, ne pas en être esclaves.
Epictète nous apprend à être libres, à exercer notre responsabilité au bon endroit et à lâcher-prise à d’autres. Mais ce discernement s’entraîne. Et c’est là son exigence : pour moi, la lecture d’Epictète n’est pas qu’intéressante et sympathique, elle m’enseigne à devenir philosophe de l’intérieur, et non pas seulement faire de la philosophie en étant extérieure à elle. Cette approche me semble essentielle pour revenir à soi et dans le monde du travail, elle est un guide précieux pour exercer notre jugement à bon escient.
C’est ce chemin que j’ai pris depuis la création de Thaé : m’entrainer à vivre une vie philosophique. Les événements de la vie personnelle comme professionnelle offrent maintes occasions de s’exercer : la perte d’un être cher ou de quelque chose de précieux ; les actions ou les paroles des autres qui nous déstabilisent ; le cours des choses qui ne se déroule pas comme nous le souhaitions.
Avez-vous essayé d’écrire ? Pouvez-vous parler de vos créations ?
J’ai écrit en 2016 un livre : Manager avec les Philosophes. J’adore faire des passerelles entre les mondes, vulgariser au sens noble du terme, faire connaître, mettre à la portée de tous. Mon professeur de sociologie Joseph Maïla avait l’art de rendre les choses complexes simples ; c’est là pour moi un grand signe d’intelligence. La difficulté est de ne pas perdre en finesse tout en se faisant comprendre.
C’est ce que j’ai essayé de faire dans mon ouvrage. J’ai relu six philosophes : Epictète, Henri Bergson, Krishnamurti (un philosophe et sage indien), Baruch Spinoza, Hannah Arendt et Socrate et je me suis interrogée sur l’actualité de leur pensée pour le monde moderne et en particulier pour le monde de l’entreprise. Que nous apportent ces philosophes sur le discernement, l’observation intérieure, l’intuition, les émotions, l’éthique et le dialogue ? J’ai également interrogé six personnes du monde du travail pour les faire réagir sur la pertinence de la pensée de ces philosophes pour leur quotidien.
Je vois mon rôle comme celui d’un passeur : si je peux arriver à montrer en quoi leur pensée est actuelle et donner envie de les lire, alors j’aurai réussi ma mission d’écrivain.
J’adore aussi écrire des histoires, toujours avec l’idée de faire passer des messages. Vous pouvez aussi lire la fable philosophique que j’ai écrit dans la Tribune ici : https://www.latribune.fr/carrieres/management-et-philo-1-5-pourquoi-ce-qui-etait-si-difficile-devient-possible-592425.html
Quels sont vos projets, vos travaux de recherche ?
Je prépare actuellement un livre sur le stoïcisme dans la vie moderne. Depuis une dizaine d’années, le stoïcisme suscite un véritable engouement dans le monde anglo-saxon - dans la lignée de Pierre Hadot, des ouvrages passionnants sur l’actualité de cette philosophie Antique (Massimo Pigliucci, Donald Robertson, William Irvine…), des conférences internationales (Stoicon), une école d’été à Rome (Stoic School of Life), des initiatives pour s’entraîner au Stoïcisme (Stoic Week)… voient le jour. Autant d’initiatives auxquelles je participe et dans lesquelles je m’investis. Je viens d’ailleurs de rejoindre le Advisory Board du magazine The Stoic Magazine, qui vise à faire connaître la philosophie stoïcienne.
Je développe aussi en ce moment pour les entreprises des ateliers stoïciens, où il s’agit d’exercer son discernement : comment évaluer ce qu’il convient de faire et bien décider ? Quelle est l’action juste, bonne ? Comment ne pas se laisser déborder par ses émotions ? Que devons-nous attendre, sur quoi devons-nous lâcher-prise ? Dans le monde du travail, nous sommes confrontés en continu à ces situations. Le sujet du discernement intéresse beaucoup les entreprises depuis un an et je suis de plus en plus sollicitée sur ce thème.
Merci Flora, pour ce témoignage !
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