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La phronesis [φρονεσις]


Une contribution de Dorian Lacaze

Une réflexion sur ce terme grec plurivoque, ou plutôt : riche de sens...


Thématique : Aristote



Le concept Grec de phronesis fait partie de ces quelques mots intraduisibles, de ces concepts qui résistent au changement de langue. La langue française propose deux traductions distinctes : « prudence » et « sagacité ». La langue anglaise a retenu celle de « practical wisdom », « sagesse pratique ».

Nous prenons ici le parti de justifier chacune d’entre elles pour approfondir le sens de la phronesis et la définir en trois parties : comme prudence, comme sagacité et comme sagesse pratique. Lorsque nous parlerons de la phronesis au sens large nous utiliserons le mot grec, pour parler de l’homme qui fait preuve de phronesis, nous dirons phronimon.

Prudence :

La prudence a dans l’antiquité une dimension morale que la modernité lui a ôtée. Elle est la première des quatre vertus cardinales : la prudence, la tempérance, la justice et le courage. La prudence est une manière vertueuse d’être au monde, en même temps qu’un accès à la vertu elle-même.

La vertu est un état décisionnel qui consiste en une moyenne, fixée relativement à nous. C’est sa définition formelle et c’est ainsi que la définirait l’homme prudent [φρονιμον]. 1

Faire preuve de phronesis s’est alors agir avec prudence, en faisant l’équilibre entre l’excès et le manque. Chercher le danger c’est être téméraire, le fuir c’est être lâche. Le phronimon affronte le danger quand il se présente à lui, l’évite quand il le peut : sa prudence est la condition de possibilité d’un courage véritable.


Mais il ne suffit pas de savoir ce qu’est la vertu pour devenir vertueux, encore faut-il la pratiquer. La prudence s’acquière à force de prudence.

Ainsi c’est en bâtissant qu’on devient bâtisseur et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste. De la même façon, c’est aussi en exécutant des actes justes que nous devenons justes, des actes tempérants qu’on devient tempérant, des actes courageux qu’on devient courageux. 2

Sagacité :

La phronesis, comme les autres vertus, se construit dans l’expérience : on ne naît pas phronimon, on le devient peu à peu. La sagacité rend compte de cette lente progression.

Pas encore une sagesse, la sagacité désigne une intelligence du bien-agir acquise grâce à l’expérience.

Pour bien le comprendre, Aristote compare la sagacité aux mathématiques, deux formes de savoir qui se distinguent par leurs objets. 

Les objets mathématiques sont immobiles et nécessaires : peu importe que l’on se soit à son bureau ou en plein champ de bataille, un et un feront toujours deux.

La sagacité porte sur les objets contingents du monde : il n’est pas équivalent de faire des additions dans la solitude de son étude ou devant un auditoire. La sagacité est une connaissance des circonstances particulières, elle nous fait nous dire : celui-là ne comprend pas mais il n’ose rien demander, celui-là va sans doute me faire une critique inutile, celui-là une critique constructive !


Encore faut-il avoir l’habitude de l’auditoire, une habitude qui ne peut s’acquérir qu’avec le temps. Voilà pourquoi un jeune homme peut être un mathématicien alors qu’il ne peut pas être sagace.

La sagacité [φρονεσις] comporte aussi une connaissance des choses particulières, lesquelles deviennent familières avec l’expérience, alors qu’une jeune personne n’est pas expérimentée. Il faut en effet beaucoup de temps pour créer l’expérience. 3

Sagesse pratique :

La phronesis est un savoir qui s’acquiert par l’expérience (la sagacité) ainsi qu’une vertu qui ne vaut que par sa pratique (la prudence). Elle contient la nécessité de son application: un phronimon [φρονιμον] ne peut pas ignorer ce qu’est la vertu pas plus qu’il ne peut la connaître sans la pratiquer. D’où la troisième traduction possible de la phronesis, celle de « practical wisdom » où « sagesse pratique ».

Ce dernier sens fait signe vers le lien nécessaire qui unit la théorie à la pratique, la pensée à l’action. En dernier instance, le concept de phronesis révèle une nécessité morale : il n’y a pas de théorie du bien-agir sans un agir-bien du théoricien. Elle signale que la philosophie ne peut jamais faire l’économie de sa pratique. 

Mais voilà ! La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans l’argumentation, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme les personnes souffrantes qui écoutent attentivement leurs médecins, mais ne font rien de ce qu’ils prescrivent. Pas plus donc que ceux-là n’auront la santé du corps en se soignant de la sorte, ils n’auront, eux non plus, celle de l’âme en se consacrant à la philosophie de cette façon. 4

Pour finir 

La phronesis est un concept moral au centre de la théorie aristotélicienne. Elle peut se traduire par « prudence » puisqu’elle se confond parfois avec la vertu même : elle enjoint de ne pas trop en faire, de trouver dans l’action un juste milieu entre l’excès et le manque. Elle peut se traduire par « sagacité » puisqu’elle ne peut s’acquérir qu’avec le temps et l’expérience. Elle peut enfin se traduire par « sagesse pratique » puisqu’elle signale que la morale ne peut se passer de son application, que toute sagesse doit aussi être une praxis, une pratique.

Auteur de l'article :

Dorian Lacaze, consultant en philosophie

1 Ethique à Nicomaque, II 1107 a
2 Ibid., II 1103 a [30].
3 Ibid., VI 1142 a [15].
4 Ibid., II 1105 a [15].