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couverture du livre

Joie et liberté chez Bergson et Spinoza

Il semble que tout oppose les philosophies de Bergson et de Spinoza, que rien de commun ne puisse être trouvé entre ces deux penseurs.

Pourtant, si l’on examine leurs œuvres de près, on pourra trouver de secrètes correspondances, des liens complexes et subtils, par lesquels ces deux pensées se font écho, entrent en résonance. Lesquels ?


Voir aussi : Spinoza


De profondes oppositions

Dans une lettre, Bergson délivre cette formule énigmatique : Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza 1.


Qu’est-ce que cela signifie ? Pour le comprendre, il faut se rappeler la conception que se fait Bergson de l’intelligence, dans La pensée et le mouvant.

Ce qui vient définir l’intelligence, c’est une certaine tendance naturelle : elle perd facilement le contact avec l’expérience, pour élaborer de séduisants systèmes métaphysiques.

D’autre part, elle n’évolue avec facilité que dans l’espace 2, et reste aveugle à la notion de durée, qui ne peut nous apparaître que dans ce que Bergson appelle « intuition ».


Or la doctrine de Spinoza illustre à merveille ce penchant naturel de l’intelligence ; le système qu’il édifie est l’une de ces magnifiques constructions abstraites que dénonce Bergson, où la durée reste absente.

En réalité, la doctrine de Spinoza exprime à la perfection la pente de l’intelligence lorsqu’elle se déploie selon une logique propre à la fois impersonnelle et sans aucun contact avec la réalité, distincte de l’intuition propre au philosophe qui lui permet, quant à elle, de renouer avec cette même réalité 3.

Nous avons une tendance naturelle au spinozisme, à être spinoziste : nous édifions naturellement de tels systèmes abstraits, nous croyant délivrés de la nécessité de toute vérification empirique.

Mais ce que soutient Bergson dans cette formule, c’est précisément que tout philosophe doit lutter contre cette tendance, et trouver sa propre philosophie. Voici le sens profond de cette célèbre formule Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza 4.


Et de fait, la doctrine de Bergson s’oppose, en apparence au moins, en tout point à celle de Spinoza. Voici comment Lionel Astesiano résume cette opposition :

Le spinozisme n’est au fond que la forme moderne de l’éléatisme. Philosophie de la quantité et de la mathématisation du réel qui aboutit à un mécanisme radical et un déterminisme absolu, il représente un nécessitarisme aux antipodes d’une philosophie de la conscience, de la durée et de la liberté comme celle de Bergson. Celui-ci construit une philosophie capable de conceptualiser une intuition fondamentale, celle de la durée, alors que Spinoza accomplit la logique systématique propre à notre intelligence qui tend à éliminer la durée ou en faire un phénomène superficiel. 5

Ou encore cette valorisation de l’expérience par Bergson, le refus d’en dédaigner le moindre aspect, signifie le refus d’une philosophie systématique, dogmatique et a priori, dont Spinoza est l’emblème 6.


Pourtant, ce n’est pas si simple… ainsi qu’en témoigne cette curieuse remarque de Bergson, dans une lettre à Jankélévitch :

Je me sens toujours un peu chez moi quand je relis l’Ethique et […] j’en éprouve chaque fois de la surprise, la plupart de mes thèses paraissant être (et étant effectivement dans la pensée) à l’opposé du spinozisme 7.

Bergson semble être le premier surpris de cet accord, cette harmonie, cette proximité, qui transparaît à travers leur apparente opposition.


Qu’est-ce qui vient donc rapprocher ces deux pensées ?

Des points de convergence

On trouve en réalité de nombreux points sur lesquels ces deux penseurs se retrouvent.

Ainsi, tout d’abord, une méfiance vis-à-vis du langage. Pour Spinoza, celui-ci est lié à l’imagination et aux idées inadéquates, et relève du premier genre de connaissance. Il remarque que la plupart des erreurs consistent seulement en ceci que nous n’appliquons pas correctement les noms aux choses 8. C’est à cause du langage que nous confondons Dieu, en sa vérité, tel qu’il est décrit dans la première partie de l’Ethique, avec le Dieu anthropomorphique de la Bible.

Bergson reproche pour sa part au langage de grouper sous un mot stable et unique des choses très différentes sans tenir compte de leur nature mais plutôt de leur rapport à notre action 9. Il est « taillé » pour l’action, si l’on peut dire, plutôt qu’adapté aux enjeux relevant de la connaissance. Il est donc à l’origine d’une fausse simplification du réel, et tout le travail du philosophe sera de retrouver, sous le mot, cette réalité complexe qu’il dissimule et travestit.


Ce n’est pourtant là qu’un premier point qui vient rapprocher ces deux penseurs. C’est autour des notions de joie et de liberté que l’on pourra voir surtout une convergence essentielle.

Tous deux ont cette particularité remarquable : autour de ces deux notions, ils élaborent une ontologie, puis déduisent une morale de cette ontologie.

C’est d’abord autour de deux notions que se concentre la parenté qui les relie : ce sont les notions centrales et dépendantes de l’une de l’autre, de joie et de liberté. Chez Bergson et Spinoza, joie et liberté ont d’abord une signification ontologique avant d’avoir un sens éthique, attestant du fait que la morale dévoile l’ontologie. Si le terme d’immanence s’applique à leurs philosophies respectives, et si leur rapprochement a un sens, c’est dans l’ancrage ontologique de la morale que nous le situons, l’homme libre étant vertueux parce qu’il est affecté d’une joie qui le rend apte à refléter le dynamisme de l’Être. 10

Conclusion

Un ouvrage pédagogique, qui permet de mieux comprendre les pensées de Spinoza et de Bergson. Leur opposition, puis leur rapprochement, vient en effet éclairer leurs positions respectives sur des points essentiels : la durée, la joie, la liberté.

Un livre intéressant que nous ne pouvons donc que vous recommander, si vous cherchez à éclaircir les zones d’ombre qu’une première lecture des œuvres de ces auteurs aurait laissé subsister…


1 Lettre à Léon Brunschvicg, 22 février 1927
2 La Pensée et le mouvant
3 Introduction, p.13
4 Lettre à Léon Brunschvicg, 22 février 1927
5 Introduction, p.13
6 Ibid., p.47
7 Lettre à Jankélévitch du 7 juillet 1928
8 Ethique, II, XLVII, scolie
9 2ème partie, chap.1, p.191
10 Introduction, p. 20