Marx dans les geôles de l’économie
Une contribution de Thierry Pouch
Une réflexion sur le discrédit actuel du marxisme dans l'enseignement de l'économie...
Se poser aujourd’hui la question de la présence du marxisme en France, surtout dans le domaine de l’économie, a de quoi surprendre, tant les évènements politiques de ces quelque trente ou quarante dernières années ont puissamment contribué à discréditer cette pensée, au point qu’il faille fournir des efforts de recherche conséquents pour en trouver une trace dans les enseignements d’économie dans les Universités.
La grande crise économique et financière du capitalisme mondialisé des années 2007-2012 aurait pu constituer le point de départ d’une réimplantation de la pensée marxiste dans les investigations des économistes, dans leurs enseignements, pour livrer des clés d’interprétation de cette crise, de sa genèse comme de ses conséquences sociales, et ainsi mettre un terme à une longue période d’effacement de l’œuvre de Karl Marx et celles de ses épigones.
Il n’en a rien été. Les frémissements intellectuels illustrant le désir chez les économistes hétérodoxes de renouer avec cette pensée critique du capitalisme, ont laissé place à un retour à l’ordre scientifique, le marxisme ayant de longue date collée sur lui l’étiquette d’une doctrine politique étrangère à l’esprit scientifique qui domine en science économique.
L’économie et son ouverture au marxisme
Il a été maintes fois souligné que Marx et le marxisme avaient tardivement pénétré le champ des sciences sociales en France. Aux obstacles renvoyant à l’indisponibilité de textes traduits en français s’ajoutèrent une hostilité envers la pensée allemande, y compris au sein de la classe des intellectuels. De nombreux penseurs français, dont Jean-Paul Sartre jusqu’à Louis Althusser, ont mis en exergue ces obstacles, pointant non seulement le conservatisme de l’enseignement supérieur hexagonal, mais aussi le peu d’appétence du mouvement ouvrier pour la théorie marxiste.
Le champ de la science économique en France n’a pas échappé à cette résistance affichée à toute pénétration de l’œuvre de Marx et de ses continuateurs. Il faut attendre les années 1950, soit près de soixante-dix ans après la mort de Karl Marx, pour voir son message économique, indissociable pour certains de son œuvre politique, durablement s’implanter dans l’Université.
Car il faut en effet rappeler que le marxisme était parvenu à franchir les frontières peu perméables du champ universitaire dans lequel figuraient les enseignements d’économie. On le doit d’abord à une frange de professeurs d’économie qui, se réclamant du catholicisme social, ont vu en Marx un levier pour promouvoir un humanisme rompant avec les horreurs de la guerre, même si une partie d’entre eux avaient rallié le corporatisme de Vichy.
Ce n’est qu’à partir des années 1960, dans un contexte idéologique et politique précis (décolonisation, guerre du Vietnam, audience du PCF, vitalité des courants d’extrême gauche…), que le marxisme s’encastre dans le champ de la science économique, tant du côté des enseignements que de la recherche. Une génération d’économistes talentueux est à l’origine de cette implantation de Marx et du marxisme, emmenés par l’une des figures emblématiques de ce mouvement, le sulfureux professeur de la Sorbonne, Henri Denis, dont le manuel d’Histoire de la pensée économique contribue fortement à diffuser la pensée de Marx et celles des marxistes.
Les études et recherches en économie traitant de Marx débordent le strict champ universitaire. Les économistes de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA, créé en 1947), se lancent en effet au cours de la décennie 1970, dans des controverses passionnées et passionnantes sur la question agraire, sur les rapports entre agriculture et capitalisme, lesquelles pourraient aujourd’hui resurgir à en juger par l’évolution du secteur agricole en France, comme dans le reste de l’Europe d’ailleurs, depuis trente ans au moins.
Finalement, une éphémère présence du marxisme en économie
Le destin du marxisme en économie trouve ses limites au détour des années 1980. L’aventure n’a finalement duré qu’une trentaine d’années, ce qui n’est pas si mal au regard, comme le disait Raymond Aron, de la grandeur de Marx. En réalité sans doute moins. L’implantation du marxisme se situerait davantage sur la vingtaine d’années, puisque c’est durant les années 1960-1970 que l’effervescence théorique atteint son apogée. Le reflux, pour ne pas dire l’effondrement de cette pensée dans le champ de la science économique, s’enclenche dès le début des années 1980, largement préparé un peu avant, à la faveur des discours sur le totalitarisme soviétique.
Tout ce qui peut faire référence à Marx, notamment au Capital, à son œuvre économique plus largement, tombe sous le discrédit d’une profession qui croit voir la discipline accéder, enfin pourrait-on dire, au statut de science, au même titre que la physique ou la biologie, à la faveur d’un usage des modèles mathématiques. L’échec de Marx est affiché, y compris par ceux qui, quelques années auparavant, s’en réclamaient, à l’instar d’Henri Denis, lequel publie en 1980, un retentissant L’économie de Marx, histoire d’un échec.
Le coup mortel porté à l’œuvre et à la présence de Marx dans les Universités a trait à l’affirmation de l’idéologie néolibérale et à la pratique du néolibéralisme – encore faudrait-il s’accorder sur ce que l’on entend par néolibéral – et, en France, la gauche de gouvernement – le Parti socialiste essentiellement – porte une lourde responsabilité dans le processus de décomposition du marxisme en économie, comme dans le reste des sciences sociales. Les promesses de l’émancipation sociale, vues par le truchement du marxisme, se sont tues, laissant désormais au marché le soin de faire miroiter aux individus cette perspective émancipatoire.
La gauche, fossoyeur du marxisme, soumise à l’ordre économique mondial, a en France, favorisé cette exclusion du marxisme. L’époque actuelle, faite d’instabilité, de crises, de conflits, est propice à un réexamen de l’œuvre de Marx, notamment dans le champ universitaire. Pas un marxisme de la chair, mais un marxisme combinant science et actions.
Auteur de l'article :
Thierry Pouch, économiste, chercheur associé au laboratoire REGARDS, de l'Université de Reims Champagne-Ardenne