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couverture du livre

Je rêve donc je suis - Les trois songes de Descartes

Derrière la fameuse formule servant de socle au rigoureux esprit cartésien – « Je pense, donc je suis » –, se cacherait-il une autre vérité, plus intuitive, plus intime, plus secrète : « Je rêve, donc je suis » ?

En psychanalyste, l’auteur reprend le dossier des célèbres trois songes que fit à vingt-trois ans Descartes, jeune mathématicien et soldat sous la bannière du duc de Bavière, isolé en Allemagne, en quête d’une science universelle, afin de tenter de répondre à cette question.


Présentation de l’ouvrage et méthode

Les trois rêves que fit à vingt-trois ans Descartes, jeune mathématicien et soldat sous la bannière du duc de Bavière, isolé en Allemagne, en quête d’une science universelle, ont suscité des interprétations provenant de philosophes ou de psychanalystes.

La question du sens de ces trois songes a depuis Freud, à qui la question avait été posée sans qu’il n’y réponde vraiment, suscité la curiosité. Des philosophes, spécialistes de l’œuvre de Descartes comme R. Lefevre, H. Gouhier, G. Rodis-Lewis, J.-L. Marion, D. Kambouchner, P. Guenancia, T. Gress, ou plus récemment N. Fabre, ou une anthropologue comme Sophie Jama, sans oublier les textes épars de psychanalystes comme B. D. Lewin, J.-O. Wisdom, M. Bénassy, F. Pasche, J. Guillaumin ou encore R.Withers, ont tous abordé la question.


Le propos de l’auteur est ainsi de reprendre et synthétiser les apports de chacun sur la question des trois rêves, en développant ses propres interprétations, la première étant que ces trois rêves peuvent être compris comme des « pensées de transfert » sur un autre devenu absent, l’ami Isaac Beeckman, rencontré quelques mois auparavant et avec qui des projets de découverte d’une nouvelle science étaient en cours. La similitude avec la naissance de la psychanalyse chez Freud par l’investissement dans ses rêves à la mort de son père et du fait de l’éloignement de son meilleur ami Wilhelm Fliess n’est pas ici sans un certain écho.

La seconde hypothèse, déduite de la première, est que la « dynamo » psychique initiée par un dialogue perdu avec son ami retrouva, par les rêves, celle enfouie d’une rêverie maternelle trop tôt perdue.

L’ouvrage se décompose en quatre parties, les deux premières présentant la biographie de Descartes dans laquelle sont interprétés certains évènements de sa vie infantile dans leurs liens possibles à certains développements de son œuvre ; une troisième partie expose les recherches psychanalytiques sur le goût des mathématiques, ou l’idée de mort chez l’enfant, celles également sur les relations entre création et exil, sans oublier un rappel sur la théorie psychanalytique du rêve. Enfin, la quatrième partie présente les trois songes et les interprétations psychanalytiques françaises et anglo-saxonnes existantes à leur sujet, auxquelles l’auteur ajoute les siennes.


La méthode ici employée est celle dite de « psychanalyse appliquée » à une œuvre artistique ou littéraire, ou à une biographie, même si, pour paraphraser le beau titre de l’ouvrage de Pascal Quignard, La Vie n’est pas une biographie. Évidemment, la critique naturelle envers la « psychanalyse appliquée » provient de ce que l’emploi de notions psychanalytiques s’exerce à partir, non pas d’une cure analytique, mais de la lecture d’une œuvre sur laquelle porte une étude éclairée par des éléments biographiques.

Ce faisant le lecteur doit cependant savoir que le psychanalyste n’est pas dupe car il sait que son intérêt pour tel ou tel aspect de l’œuvre renvoie à sa propre problématique. En ce sens, la psychanalyse appliquée est autant une manière d’entretenir, après-coup, son autoanalyse que de chercher à valider les thèses et concepts de la psychanalyse à partir d’une œuvre et d’une biographie.

Généalogie psychique des rêves et biographie

Afin d’introduire le contexte et la période des trois songes, l’auteur développe dans un premier temps ses associations et hypothèses concernant les liens possibles entre des éléments biographiques de Descartes, le « roman familial » qu’il a pu construire -en particulier sur les conditions de mort de sa mère- et le développement ultérieur de certains de ses concepts comme ceux de Malin Génie ou ceux avancés dans ses thèmes de recherche scientifiques et métaphysiques qui, chez lui, peuvent rendre compte, outre ses capacités supérieures en mathématique, d’angoisses et sentiment d’insécurité du monde propres à sa situation d’orphelin précoce de mère.

Le style de vie solitaire et toute l’œuvre de Descartes paraissent en effet entretenir une « relation d’absence » avec sa mère, développant en lui une « relation d’inconnu » découverte dans ses trois rêves et qu’il sut faire ultérieurement fructifier dans son « je pense, donc je suis ». La nuit du 10 au 11 novembre 1619, il découvre que certains de ses songes ont un sens apportant quelques certitudes à son esprit quant aux recherches scientifiques qui sont les siennes.

Le même constat sera également, bien qu’évidemment sur un mode absolument différent, celui de Sigmund Freud lorsque celui-ci prendra la décision en 1897 d’explorer les mécanismes psychiques sous-jacents aux symptômes de ses patients, non à partir de la seule exploration de ceux-ci, mais par l’analyse de ses propres rêves.


Les songes furent décisifs pour les deux hommes afin de surmonter et de dépasser des conflits internes provoqués par leurs projets scientifiques. Rêves et interprétations enclenchèrent définitivement en eux une dynamique créatrice, pour l’un scientifique et métaphysique, et pour l’autre psychanalytique, une dynamique qui dura leur vie entière.

Un rêve ne se réalise qu’après son interprétation, dit le Talmud, ce à quoi Rabi Hisda ajoute :

Un rêve qui n’est pas interprété, c’est une lettre qui n’est pas lue…

Aussi, s’ils n’avaient interprété leurs rêves au regard de leur propre histoire, de leurs recherches et des contenus culturels de leur époque, nul doute que la réponse à la « lettre » que représentent leurs œuvres respectives n’aurait jamais vu le jour. Interpréter ses rêves, c’est se raconter, s’inventer et se forger une identité narrative, ce qui affermit la subjectivité du rêveur.

Les trois songes, leurs interprétations, et leurs valeurs dynamique sur le plan subjectif

Les trois songes de la nuit du 10 au 11 novembre 1619, témoignent du fait que le fondateur de la rationalité moderne a conquis l’évidence sur une chaotique obscurité (J.-L. Marion). L’intérêt de l’ouvrage est de souligner que les trois rêves, et leurs interprétations, ont apporté à Descartes un puissant moteur pour le conforter dans la révolution créatrice que lui imposaient les réflexions qui l’occupèrent dans les années 1616-1618 (exposées dans les textes Experimenta, Olympica, Parnassius écrits les mois précédant les trois songes) et qui aboutirent des années plus tard au je pense donc je suis.


Les interprétations qu’eut Descartes de ses trois songes font appréhender ceux-ci comme des rêves annonciateurs et programmatiques de l’orientation à prendre dans sa vie. L’expérience de spectateur qui fut la sienne lors des rêves a pu ultérieurement constituer la source de l’intuition du cogito posé là, et devant lequel le Moi, l’esprit, se trouve observateur. Dans les trois rêves, la subjectivité y apparaît, ponctuelle et inétendue : la conscience de Descartes aurait pu formuler un « Je rêve donc je suis », l’espace (l’étendue) se découvrant à lui dans les images du spectacle onirique .

Il y a dans ce type de rêves, une progression dialectique dans la défense, laquelle y suit généralement un ordre génétique ascendant dans le sens du développement afin d’offrir une grande cohérence à l’interprétation.

Ces rêves apparaissent ainsi comme des formes de négociation progressive et par étapes en trois temps, comme dans les exercices spirituels d’I. de Loyola d’un conflit intérieur (exercices transmis dans l’enseignement jésuitique que connut Descartes au collège de La Flèche). Dans le cadre d’une analyse ce conflit est d’habitude lié de très près aux problèmes de fond les plus importants du sujet.

Je rêve donc je pense que je suis…

Le rêve a pour principale fonction de régénérer et de consolider, par son interprétation, l’identité singulière de la personne. Aussi, ses rêves interprétés, le jeune militaire poitevin trouva une fermeté ontologique et subjective concernant la question de l’unité des sciences qu’il se posait et, au-delà, sur les questions métaphysiques que cette question pouvait soulever. Ces rêves lui donnèrent la conviction qu’il était sur la bonne voie même s’il lui fallait encore tolérer le doute et les incertitudes quant à la réussite de son projet.

On comprend ainsi que ces trois rêves ont pu entraîner une révolution subjective chez le jeune homme qu’était à l’époque Descartes, révolution subjective dont la réalisation effective attendra patiemment dix-huit ans pour éclore, ceci dans le premier ouvrage publié, Le Discours de la méthode. La pensée suppose le temps 1. Tout au long de sa vie Descartes conservera dans ses documents personnels le récit de ces trois songes. Les conserver, les emmener partout où il allait, montre assez l’importance qu’il leur donnait dans son parcours intellectuel et l’écriture de son œuvre.


C’est le « big-bang » des trois rêves de la nuit du 10 au 11 novembre 1619, favorisé, quelques heures avant les rêves, par des idées le rendant rempli d’enthousiasme, et le fait d’apercevoir ainsi les fondements d’une science admirable, qui amenèrent Descartes à pouvoir suffisamment se « ressourcer » pour entamer ce travail sublimatoire et créatif qui allait au-delà des seuls raisonnements mathématiques. Je rêve donc je pense que je suis, aurait pu écrire Descartes, le rêve me ramenant aux choses passées qui me projettent dans un futur raffermissant mon sentiment d’exister.

À cela s’ajoute l’idée qu’étant conscient qu’il rêve dans le deuxième rêve, son « je pense », aidé de principes philosophiques, a pu observer, à ce moment précis et ponctuel, la res extansa qu’étaient des images oniriques peuplées d’étincelles de feu dans sa chambre. Il prend alors conscience, dans le rêve, d’un fait qu’on pourrait formuler comme ceci : je rêve comme être pensant que je suis.

La perception du décalage, de cet écart, mais également de ce lien entre le Moi conscient et le Moi du rêveur, a définitivement organisé pour Descartes, à partir de ce point d’acmé subjective – point culminant de la vie d’une personne selon les Latins –, le pouvoir d’étudier sa propre pensée dans ses raisonnements, ceci dans un « je subjectif » ou un cogito dorénavant fermement assuré.

Auteur de l'article :

Professeur émérite de psychopathologie à l'université de Toulouse Jean-Jaurès, Gérard Pirlot est également psychanalyste, psychiatre et pédopsychiatre.

1 Quignard P. (2002), Sur le jadis, Paris, Grasset & Fasquel [p.43]