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couverture du livre

Sur l'ontologie grise de Descartes

Quel statut donner aux Règles pour la direction de l’esprit dans la pensée cartésienne ?

Ce premier ouvrage de jeunesse reste inachevé, et Descartes ne le mentionnera jamais dans ses ouvrages ultérieurs tels que le Discours de la Méthode ou les Méditations métaphysiques, ce qui est inhabituel, puisque ses œuvres renvoient fréquemment les unes aux autres.

Que penser de ce livre mystérieux, dont le manuscrit original est à jamais perdu, mais dont nous conservons des copies ?


La perplexité des commentateurs

J.L. Marion exprime en une jolie formule le statut paradoxal de ce texte sans généalogie ni postérité : A la limite, tout se passerait comme si les Regulae obscurcies par l’œuvre publiée, officialisée, voire officielle de Descartes, ne pouvaient entrer en lumière qu’en enténébrant à leur tour le cartésianisme consacré, parce qu’y échappant partiellement 1.


Les hésitations des commentateurs révèlent leur perplexité à ce sujet.

Plusieurs d’entre eux ont considéré qu’il fallait lire les Regulae à partir du Discours de la Méthode. Ainsi Gilson : Les Regulae ne contiennent en définitive que les quatre préceptes du Discours et ce qu’elles leur ajoutent ne consiste pas en préceptes supplémentaires, mais en règles pratiques destinées à faciliter leur application 2.

Mais ce qu’il reste à expliquer dans cette approche, c’est tout le « surplus » des Regulae, tout ce qui disparaît par la suite dans la pensée cartésienne : la Mathesis universalis, le mouvement de la pensée, etc. Pourquoi ces concepts sont-ils abandonnés ? Gardent-ils une influence souterraine ?

D’autres ont alors inversé la démarche, et lisent le Discours à partir des Regulae : ce serait dans ce premier texte de jeunesse que l’on trouverait la présentation la plus claire de la véritable méthode cartésienne.

Mais on revient toujours à la même question :

Pourquoi deux énoncés de la méthode, à quel fondement renvoyer tout ce qui de l’un ne passe point à l’autre, à quelle raison attribuer que le second passe sous silence ce qu’approfondit le premier ? 3.

Un débat avec l’ontologie aristotélicienne

J.L. Marion propose une nouvelle direction de recherche. Pour apprécier la portée de cette œuvre cartésienne, il faut solliciter la pensée d’Aristote : nous devons la considérer dans sa confrontation avec Aristote. Ainsi on s’aperçoit que les règles I à IV organisent un débat autour de la théorie de la science telle que définie dans les Seconds Analytiques, que les Règles V à VII peuvent être mis en rapport avec la doctrine des catégories, etc.

Cette nouvelle direction de recherche nous amènera à voir que les Règles pour la direction de l’esprit ne constituent pas simplement une nouvelle épistémologie, mais qu’elles véhiculent une nouvelle ontologie, édifiée en réaction contre celle d’Aristote.

Celle-ci reste sous-jacente, secrète, en demi-teinte, ce pourquoi J.L. Marion parle d’ « ontologie grise ». Un joli terme, auquel fera écho le titre de son ouvrage suivant : Sur la théologie blanche de Descartes.

Un exemple : l’ « humaine sagesse » cartésienne

On sait que dans la Règle I, Descartes affirme l’unité de la science, contre le morcellement du savoir en plusieurs disciplines spécialisées auxquelles on assiste au XVIIème siècle.

En réalité, ce mouvement de spécialisation trouve sa plus ancienne racine dans la philosophie d’Aristote, et sa transmission scolastique. Aristote propose en effet la notion d’ « hexis », (« habitus » en latin) que l’on traduit en général par disposition, état du corps ou de l’âme. Or la science elle-même doit s’entendre comme un habitus […] intellectualis 4 . De ce fait les opérations de l’entendement se distinguent d’après des objets 5 et l’on assiste à une démultiplication des sciences selon la multiplicité de leurs objets 6.

Le centre de gravité dans le système aristotélicien, c’est l’objet, et la diversité des choses à connaître vient fragmenter la connaissance, dont on ne peut plus en réalité parler qu’au pluriel : les connaissances.


Contre cela, Descartes réaffirme l’unité du savoir, car toutes ces disciplines peuvent être finalement renvoyées à une seule et même racine, ou mieux, ne sont qu’une seule et même chose : L’humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différente que soient les objets auxquels elle s’applique 7.

Le centre de gravité n’est plus l’objet, mais l’esprit qui cherche à connaître, et c’est ce renversement fondamental qui permet à Descartes de retrouver l’unité sous la diversité apparente, en un rejet de l’aristotélisme auquel il a été nourri.


Ce n’est naturellement là qu’un premier point, et Jean-Luc Marion rentre dans un patient travail d’analyse de cette transformation par Descartes du sens des principaux concepts aristotéliciens : la certitude et le probable, la contingence et l’abstraction, l’expérience certaine, l’intuitus, la déduction, l’ordre, les catégories, l’ousia

Conclusion

Ce livre permet d’éclairer la pensée cartésienne, en révélant ce débat implicite que Descartes noue, par-delà les siècles, avec Aristote.

Le sens de cette mystérieuse œuvre de jeunesse, ainsi que son statut dans l’ensemble de la doctrine cartésienne, se précisent donc.

Un ouvrage indispensable, par conséquent, pour mieux saisir la généalogie de la pensée de Descartes, dans son opposition première à Aristote.


1 p.15
2 Commentaire, p.196
3 p.18
4 p.27
5 Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I,48
6 p.28
7 Règle 1