La réception de Kant en France
KantComment une pensée aussi complexe que celle de Kant a-t-elle réussi à traverser les frontières, et se diffuser au-delà de son pays d’origine, de sa langue natale ? Probablement dans la douleur…
Dans leur ouvrage De Koenigsberg à Paris, François Azouvi & Dominique Bourel se concentrent sur la réception française de la philosophie kantienne entre 1788 et 1804 : quelles en ont été les grandes étapes ? Quelles en sont les figures marquantes ?
Un jugement expéditif
A la vérité, M. Kant, professeur de philosophie à l’Université de Könisberg s’est perdu dans des spéculations de la métaphysique les plus abstruses. Son langage est inintelligible pour tous ceux qui n’en ont point fait une étude particulière et l’on peut supposer sans sacrilège que assez souvent, il ne s’est pas entendu lui-même 1.
Ce jugement sévère, définitif, nous le devons à Mirabeau, dans La Monarchie prussienne. Pourtant un an auparavant, celui-ci ne tarissait pas d’éloges :
M. Kant, professeur de philosophie à Königsberg, est un des penseurs les plus profonds qu’ait produit l’Europe. Après avoir essayé diverses routes dans l’examen des premiers principes des connaissances et de la nature humaine […] il s’est élevé soudainement d’un vol d’aigle dans sa Critique du raisonnement pur, pour abattre tout l’édifice qu’il avait travaillé à élever. […] Il a apporté une clarté toute nouvelle dans l’édifice de la philosophie spéculative. Cet homme si abstrait, si méditatif, si métaphysicien, n’est d’ailleurs étranger ni aux sciences naturelles, ni aux belles-lettres, ni au bon goût. […] Enfin M. Kant est un des écrivains des Lumières duquel la société des hommes pensants peut tirer le plus de fruit 2.
Que s’est-il passé dans l’intervalle ? L’anecdote illustre le trouble qui s’est emparé des penseurs français, lorsqu’ils ont été confrontés à la pensée de Kant. Ils l’ont parfois considéré d’un œil suspicieux, ne voyant dans cette « cathédrale philosophique » qu’un édifice branlant ou une simple chaumière.
Il a fallu des précurseurs, des pionniers qui défrichent le chemin ; des disciples fervents et enthousiastes qui secondent leur élan initial ; des traducteurs qui se plongent dans les subtilités du vocabulaire kantien ; des protecteurs puissants qui bénéficiant d’un statut privilégié au sein de l’Université, intriguent pour l’imposer au programme.
C’est précisément l’histoire de cette réception de Kant en France que nous raconte cet ouvrage : De Königsberg à Paris, en se concentrant sur les tous premiers moments : de 1788 à 1804.
Les cercles révolutionnaires
La pensée kantienne intéresse immédiatement les cercles révolutionnaires français, en particulier le livre Vers la paix perpétuelle : ils trouvent en lui une doctrine qui peut fonder en raison et donc légitimer cet événement historique inédit, inouï : la Révolution française.
L’un des sympathisants de cette cause, Louis-Ferdinand Huber, fils d’un traducteur, installé en Suisse, entretient des contacts avec certains penseurs allemands comme Schiller, et certains révolutionnaires parisiens. Sans être lui-même philosophe, il étudie avec Mme de Staël la Critique de la raison pratique et les Fondements de la métaphysique des mœurs. Il milite activement pour introduire la pensée kantienne dans les cercles révolutionnaires, et plus généralement, en France. Mais il se sent quelque peu dépassé par l’ampleur de la tâche.
Le 3 janvier 1796, il envoie au Moniteur universel, un journal révolutionnaire fondé en 1789, un extrait de Pour la Paix perpétuelle qu’il traduit lui-même et l’introduit ainsi :
Tandis qu’au milieu de la nation française il est des folliculaires assez impudents pour s’avouer hautement les alliés ou les suppôts de ses plus cruels ennemis, et par conséquent des lecteurs assez lâches pour se dispenser, je ne dis point d’être patriotes et républicains, mais d’avoir l’apparence d’hommes et de Français, voyons à six cents lieues de Paris un philosophe professer généreusement le républicanisme, non de la France, mais du monde entier.
Le célèbre Kant, cet homme qui a produit en Allemagne dans les esprits une révolution pareille à celle que les vices de l’Ancien Régime ont laissée arriver en France dans les choses, vient d’étayer du poids de son nom la cause de la constitution républicaine 3.
Cet article suscite immédiatement l’intérêt des cercles républicains de toute tendance. Certains cherchent à faire découvrir sa pensée à l’abbé Sieyès. Homme d’église, il est de tous les combats révolutionnaires après la parution de son propre ouvrage Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? Il a occupé pendant un certain temps le poste de Président de l’Assemblée ou de député de la Convention. Surtout, il s’intéresse beaucoup aux questions spéculatives, et est en contact étroit avec des cercles prussiens. Une cible toute désignée donc, pour faciliter l’introduction de la pensée de Kant en France.
Deux nouveaux personnages entrent alors en scène : Reinhard, qui fait parvenir à l’abbé Sieyès, en 1796 une adaptation de la Paix perpétuelle, et Theremin, qui envoie une lettre à Kant pour l’inviter à prendre contact avec l’abbé Sieyès : En tant qu’authentique philosophe, vous êtes certainement un homme cosmopolite et accepterez bien de coopérer à l’Aufklärung d’une nation entière ?
4
Proposition qui soulève tout à la fois l’enthousiasme de Kant, ému à l’idée de voir sa pensée traverser les frontières, et son effroi : car il est dangereux dans la Prusse monarchiste d’alors d’afficher une trop grande proximité avec les révolutionnaires français.
Ce pourquoi il répond prudemment que leur correspondance [n’a pas] d’objet politique
mais qu’elle est d’ordre purement littéraire
5.
Ainsi Kant le prie de communiquer à M. Sieyès
ses idées pour faire connaître [ses] ouvrages à la France
:
Je me sens très honoré d’une pareille proposition faire par un homme d’un aussi grand mérite et je regarde pour cet effet comme nécessaire la traduction des trois ouvrages suivants :
1/ Critique de la raison pure
2/ Fondements de la métaphysique de la morale
3/ Critique de la raison pratique 6
On remarque que Kant prend bien soin de rester muet sur les affaires intérieures françaises.
L’abbé Sieyès, l’un des personnages les plus influents du moment en France, s’intéresse donc aux écrits politiques de Kant. Celui-ci devient l’objet de discussions intenses dans les soirées réunissant le Tout-Paris intellectuel.
Les débats avec les Idéologues
En 1797, Wilhelm Von Humboldt, philosophe, linguiste et haut fonctionnaire prussien, fréquente les cercles parisiens et il est assailli de questions sur Kant. En particulier ce fameux soir, où il trinque en compagnie de l’abbé Sieyès et des Idéologues français : Destutt de Tracy, Cabanis, Laromiguière, etc. Autant de penseurs qui embrassent une doctrine tout à fait étrangère à celle de Kant, et à qui il demeurera à jamais hermétique.
La discussion tourne au dialogue de sourds, ainsi qu’il le raconte, amusé, dans une lettre à Schiller :
Dans les dernières semaines j’ai beaucoup vu Sieyès qui est parti maintenant comme ambassadeur à Berlin. Il a de nouveau mis en route les discussions sur la métaphysique et je n’ai pas pu éviter de rassembler un colloque solennel avec tous les métaphysiciens qui se trouvent ici. […]
La conférence dura cinq heures et partait de tous les côtés comme le veut le genre. On ne se comprit pas et on ne risqua pas la conversion ! Cependant j’ai réussi à les rapprocher des idées kantiennes comme jamais jusque-là. […]
S’entendre réellement est impossible, et ce à cause d’un motif très simple. Non seulement ils n’ont aucune idée, mais encore pas le moindre sens, de quelque chose qui est hors des apparences ; la volonté pure, le bien véritable, le moi, la pure conscience de soi, tout ceci est pour eux totalement incompréhensible. Lorsqu’ils se servent des mêmes termes, ils les prennent toujours dans un autre sens. Leur raison n’est pas la nôtre, leur espace n’est pas notre espace, leur imagination n’est pas la nôtre 7.
Il leur décoche ce trait particulièrement cruel :
Je n’ai jamais ressenti autant combien Fichte a raison de dire qu’on ne peut décider si on est philosophe ou non, si ce n’est par une vérification expérimentale portant sur un point où la capacité d’abstraction, sans laquelle toute philosophie est complètement vide, apparaît instantanément. Malheureusement, il est infiniment difficile de montrer ce point, même si c’est seulement convenablement, à celui qui n'est pas capable de l’atteindre par lui-même. J’ai essayé toutes les voies que je connais, mais aucune n’a bien réussi 8.
L’abbé Sieyès quant à lui a manifestement une tête plus profonde que tous les autres. Il exprime des choses qui sonnent simplement comme du Kant et du Fichte ; il avoue l’insuffisance de toute la philosophie française et m’a dit expressément qu’il n’y avait dans tous les livres français, pas même seulement deux lignes de saine morale. Mais il n’a pas clarifié ses idées, ne les a pas présentées dans un ordre, et il est trop fier et impatient ne serait-ce que pour écouter quelque chose d’étranger, encore moins pour l’accepter
9.
En réalité Destutt de Tracy consacrera un mémoire à la philosophie kantienne, lu à l’Institut : De la Métaphysique de Kant. Il n’a pas lu la Critique de la Raison pure, mais s’attaque à elle à partir d’une lecture de seconde main, un abrégé de J. Kinker intitulé Essai d’une exposition succincte de la Critique de la raison pure.
Il remarque pour commencer, que la philosophie en Allemagne fait secte encore, comme elle faisait autrefois chez les Anciens ; c’est-à-dire que l’on adopte à quelques variations près, le système entier des opinions d’un philosophe. On professe la doctrine philosophique de Kant, comme on professe la doctrine théologique de Jésus, de Mahomet ou de Brama. On est kantiste comme on était platonicien, stoïcien, académicien
10. Ce qui prouve pour lui que l’autorité de l’homme est pour beaucoup et que celle de la démonstration ne règne pas seule
11.
Il oppose à l’inverse, la philosophie française qui ne suit aucun chef de secte
, aucune bannière de qui que ce soit
12.
Puis il se lance dans une discussion de l’Esthétique transcendantale, ce qui est tout à fait pertinent, puisque pour les Idéologues, tout se joue au niveau d’une théorie de la sensibilité
13.
Au final, dans une lettre postérieure, Destutt de Tracy pense avoir triomphé du système kantien, renvoyé aux oubliettes de l’Histoire, et loue la supériorité indiscutable de Condillac :
Ce ne sont que des idées platoniciennes, cartésiennes et leibniziennes, retournées de mille manières, présentées sous des noms différents et toujours fondées sur l’éternel abus des principes abstraits. Je les renvoie sans façon au traité des systèmes de Condillac qui en fait bonne justice 14.
On le voit : l’introduction de la pensée kantienne en France ne s’est pas faite sans difficultés, du fait que certains intellectuels cherchaient à appréhender celle-ci à partir de leurs propres catégories, au lieu de se mettre à l’écoute, avec humilité, de la radicale nouveauté.
Conclusion
Nous ne sommes là qu’à l’aube de la réception kantienne en France. L’on se rend compte quel chemin il a fallu parcourir pour qu’enfin la Critique de la Raison pure puisse ainsi occuper la place qui lui revient sur les étagères de nos bibliothèques.
Laissons le mot de la fin à Jules Michelet, qui formule de manière plaisante ce vibrant hommage… qui illustre de la plus belle manière cette fascination française pour le grand penseur allemand :
Au fond des mers du Nord, il y avait une bizarre et puissante créature, un homme ; non un système, une scolastique vivante, hérissée, dure, un roc, un recueil taillé à pointes de diamant dans le granit de la Baltique. Toute philosophie avait touché là, s’était brisée là. Et lui, immuable. On l’appelait Emmanuel Kant ; lui, il s’appelait critique. Soixante ans durant, cet être tout abstrait, sans rapport humain, sortait juste à la même heure, et sans parler à personne, accomplissait pendant un nombre donné de minutes précisément le même tour, comme on voit aux vieilles horloges des villes, l’homme de fer sortir, battre l’heure, et puis rentrer. Chose étrange, les habitants de Kœnigsberg virent (ce fut pour eux un signe des plus grands événements) cette planète se déranger, quitter sa route séculaire… On le suivit, on le vit marcher vers l’ouest, vers la route par laquelle venait le courrier de France… 15
Auteur de l'article :
Cyril Arnaud, fondateur du site Les Philosophes
Auteur des Fragments pirates, philosophie poétique, et Axio, philosophie des valeurs.
1 P.66
2 P.65-66
3 P.72
4 P.81-82
5 P.83
6 Ibid.
7 P.110
8 Ibid.
9 Ibid.
10 P.186
11 Ibid.
12 P.187
13 P.189
14 P.208
15 Michelet, Histoire de la Révolution française I, Livre III, chapitre XII, folio-histoire, p. 415