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couverture du livre

Justin Martyr et Marc-Aurèle

En 165 de l'ère commune, alors que Marc-Aurèle vient tout juste d'accéder à l’imperium, son administration engage un procès contre le philosophe Saint Justin.

Celui-ci lui avait adressé quelques dix ans plus tôt une Apologie des chrétiens, défendant par les armes de la philosophie la nouvelle religion. Le procès aboutira à la condamnation à mort d’un philosophe qui prônait une doctrine rivale.

Cette affaire, largement passée sous les radars de l’histoire des idées, viendrait-elle écorner l'image nécessairement idéalisée de l'empereur-philosophe, incarnation rêvée du Roi-Philosophe de Platon ?



Peu d'études ont été consacrées à cet événement qui mettait en face à face deux des conceptions intellectuelles majeures de l'époque.

Le christianisme, religion naissante, universaliste, se développait irrésistiblement dans de nombreuses cités de l’Empire et dans toutes les strates de la société romaine. Le stoïcisme était quant à lui passé de l’opposition sénatoriale à la tête de l’empire.

Le conflit entre Justin Martyr et Marc-Aurèle semble être le témoin d’une divergence profonde entre ces deux visions du monde.

Le fait que ce conflit ait abouti à la décapitation de celui que l’on appellera Justin Martyr doit nous interpeller. Le pari de cet essai est de saisir dans quelle mesure leurs conceptions philosophiques respectives ont pu influencer cette histoire jusqu’à aboutir à une fin aussi dramatique.

Le contexte des persécutions chrétiennes

Les persécutions dont les chrétiens firent l’objet durant les deux premiers siècles de notre ère sont largement documentées. Les sentiments judéophobes des Romains ne firent guère de distinction entre Juifs et Chrétiens. Les deux communautés, qu’ils ne distinguaient guère à l’origine, suscitaient leur irritation en raison de leur monothéisme exclusif et de leur indifférence manifeste envers les cultes officiels, véritable ciment social de l’empire. Aux yeux des Romains, le mode de vie communautaire des Juifs et Chrétiens étaient signe qu’ils cultivaient secrètement l'odium humani generis, la haine contre le genre humain.

Les historiens ont longtemps cru à une loi anti-chrétienne les visant tout spécialement. Nul besoin cependant d’institutum neronianum ou de lex majestatis pour expliquer cette répression : le simple fait qu’en temps de crise (guerres, catastrophes naturelles, épidémies, etc.) les chrétiens ne participaient pas aux sacrifices pour apaiser les dieux provoquait des troubles locaux pour lequel les gouverneurs invoquaient leur droit de coercitio. Les chrétiens, bien souvent victimes de ces quasi-émeutes, se retrouvaient ainsi accusés d’être à l’origine des troubles. Il suffisait alors de leur demander lors des procès s’ils étaient chrétiens, et s’ils pouvaient sacrifier à l’empereur, pour que leurs réponses entraînent la condamnation à mort. Ce refus obstiné de sacrifier à l’empereur paraissait aux nobles romains autant impie qu’asocial.

On comprend aisément que, par cette mise à l’écart de la vie sociale traditionnelle, les chrétiens prêtaient le flan aux pires calomnies. En sus d’être considérés comme asociaux, Lucien nous rappelle qu’on les identifiait bien souvent avec des épicuriens . On se plaisait à les décrire comme des débauchés, pratiquant l’inceste au cours d’orgies dans lesquelles des faits de cannibalisme devaient avoir lieu...

Marc-Aurèle et les chrétiens

On ne saurait cependant croire que l’attitude d’un philosophe comme Marc-Aurèle puisse reposer seulement sur des préjugés. Même s’il a pu en partager un certain nombre avec ses concitoyens – la grande majorité des intellectuels romains de l’époque (Lucien, Tacite, Suétone, Épictète, Celse, Galien, etc.) colportaient en effet les pires calomnies – ce n’est sans doute pas là-dessus que porte le désaccord.

Sa vocation philosophique nous interdit de le croire. La formation du jeune César a en effet été dispensée par une véritable élite intellectuelle : citons le célébrissime rhéteur latin Marcus Cornelius Fronton, le non moins célèbre rhéteur grec Hérode Atticus, l’éminent philosophe stoïcien Quintus Junius Rusticus, auxquels on peut rajouter quelques platoniciens et aristotéliciens.


Dans l’unique mention des chrétiens présente dans l’œuvre de Marc-Aurèle, l’attaque est de nature philosophique. Mais c’est là que ça se complique. La proximité entre la morale chrétienne et l’éthique stoïcienne a souvent été mise en avant. De nombreux points de doctrine semblent en effet se rejoindre. On peut par exemple évoquer, pêle-mêle, le détachement envers les choses matérielles, l’attrait pour la vie spirituelle, l’endurance face à l'épreuve, le courage face à la mort, l’universalisme, l’idée d’un Dieu ordonnateur de l’univers, la croyance en une providence bienfaisante, etc.

On le constate également dans les discours, où souvent les propos des stoïciens ne dépareilleraient pas dans la bouche d’un chrétien. Ainsi lorsque Épictète déclare :

La première chose à apprendre, disent les philosophes, c'est que Dieu existe, qu'il pourvoit à l'ensemble des choses, qu'on ne peut rien lui cacher non seulement de ses actions, mais de ses pensées et de ses intentions 1

Ou Marc-Aurèle lui-même écrivant :

Le propre de l'homme est d'aimer même ceux qui l'offensent... 2

ou encore :

...il n'y a en effet qu'un seul monde qui embrasse tout, qu'un seul dieu répandu partout, qu'une seule substance, qu'une seule loi, une seule raison commune à tous les êtres intelligents... 3


La doctrine stoïcienne postule en effet l’existence d’une forme de divinité qui serait comme l’âme et la raison du monde. Comme chez les chrétiens, elle est tenue pour rationnelle, providentielle et foncièrement bienveillante. La liberté stoïcienne revient donc à accepter ce providentialisme bienfaiteur et à ne jamais s'offusquer des épreuves que l'on traverse. Marc-Aurèle écrira ainsi : Accommode-toi aux choses que t'assigna le sort....

Difficile de ne pas être frappé par la similitude avec le discours chrétien ! Celui-ci met également en avant la soumission aux épreuves, dans la mesure où Dieu a mis l’homme au centre de sa création. Cette soumission au destin conduit les deux philosophies à la même valorisation des épreuves : s’il est connu que les chrétiens préféraient mourir dans l’arène plutôt que de renier leur foi, il est tout aussi notoire que les stoïciens regardaient le suicide comme une forme de liberté. Le seul moyen d'être libre, c'est d'être disposé à mourir soutenait Épictète. Or, c’est précisément sur cette question de la mort volontaire que porte la remarque de Marc-Aurèle.

Qui était Justin ?

Originaire de Palestine, Justin est cependant issu d’une famille de colons grecs. Il grandira dans un environnement familial païen et recevra une formation philosophique classique, se rendant à Éphèse pour pouvoir étudier les quatre grandes doctrines de l’époque (stoïcisme, péripatétisme, pythagorisme et platonisme). Il se sera donc consacré à la philosophie avant de se convertir à la nouvelle religion.

De lui, trois œuvres nous sont parvenues : Une grande et une petite Apologie, et un Dialogue avec le Juif Tryphon. Justin est un Père de l’Église peu connu en tant que philosophe, mais qui aura une importance capitale dans la genèse de l’orthodoxie chrétienne.

Pour lui, conversion au christianisme ne signifie nullement abandon de la vie philosophique. Il continuera de se vêtir du tribôn grec, comme d’exercer son esprit à la réflexion philosophique.

La philosophie est, de fait, un bien très grand et très précieux au regard de Dieu : elle seule nous conduit et nous unit à lui ; et ils sont véritablement des hommes de Dieu ceux qui s'appliquent à la philosophie 4.

Il consacrera sa vie et son œuvre à défendre la nouvelle religion par les armes de la philosophie. Lorsqu’il s’établit à Rome, il y fonde la toute première école d'enseignement supérieur de confession chrétienne. Sa Première Apologie est l’un des tous premiers écrits philosophiques en faveur du christianisme. Il entend défendre ses grands principes, et répondre par l’argumentation rationnelle aux attaques des penseurs païens.


Justin conserve l’image d’un penseur ouvert au dialogue. Ainsi il souhaitait apporter des réponses aux critiques des païens, mais également aux juifs qui récusaient les dogmes chrétiens. Il y consacre même un dialogue mené d’une manière toute socratique. Ce penchant pour le débat est philosophiquement fondé sur la notion stoïcienne de logos spermatikon.

Affirmant l’existence de notions naturelles innées chez tous les êtres humains, cette théorie était à la base du cosmopolitisme assumé des philosophes stoïciens. Leur conviction que chaque être humain disposait en lui de ces notions naturelles, fondait un universalisme qui renversait les clivages ethniques, sexistes et sociaux. Le « barbare » comme l’esclave, ou la femme, devenaient l’égal en raison de l’aristocrate grec ou romain.

Justin s’appuie sur ces notions innées pour expliquer pourquoi certains philosophes ont pu atteindre, par leur seule faculté de raisonnement et avant même la Révélation, certaines vérités sur la nature de l’âme, du monde et même sur Dieu. Justin développe ainsi un humanisme qui prend le contre-pied de la vision judéo-chrétienne puisque avec lui disparaît la nécessité d’être circoncis ou baptisé pour être sauvé lors du Jugement Dernier. La sagesse des philosophes antiques est ainsi sauvegardée et le Père apologiste estime que, par la voie de leur propre faculté de raisonnement, les grands penseurs de l’Antiquité ont pu mener une vie conforme au Verbe :

Ceux qui ont vécu selon le Logos sont chrétiens 5

L’esprit universaliste du christianisme primitif s’affirme ici en accord avec le cosmopolitisme stoïcien.


Justin engage cependant une vive polémique contre les stoïciens et leur conception déterministe de la Providence :

Ce n'est pas non plus par la loi du destin qu'arrive ce que l'homme fait ou souffre [...] Toute créature est capable de bien et de mal : on n'aurait aucun mérite, si on ne pouvait choisir entre deux voies. La preuve en est dans ces lois et ces principes philosophiques établis selon la saine raison et qui ordonnent de faire ceci et d'éviter cela. Les Stoïciens eux-mêmes, dans leur morale, tiennent ferme à ces lois, ce qui prouve que leur théorie sur les principes des choses et les êtres incorporels n'est pas vraie 6

Un esprit de liberté traversait en effet le christianisme primitif et Justin ne se privait pas de sermonner les stoïciens sur leur croyance en un monde préétabli, déterminé, et se répétant de manière cyclique.

Selon l’école du Portique, dans la mesure où ce monde devait être le meilleur des mondes possibles, toute l’histoire devait se répéter indéfiniment sans aucun changement possible.

Alors que les stoïciens se présentent volontiers comme les héros de la liberté, on peut en effet se demander ce qu’il reste de notre marge d’action, de notre liberté et de notre responsabilité, dans un monde où le Logos s’impose à tous de manière impérieuse.

En affirmant qu’une raison, nécessaire et immanente, gouverne le monde, les stoïciens s'enfoncent dans des problèmes théoriques ardus, tentant de tenir une position compatibiliste selon laquelle on peut être libre même dans un monde entièrement déterminé.


Il reste à l’être humain le choix d’accepter ou non son sort. La liberté n’est donc plus définie comme le pouvoir de faire ce que l'on souhaite, mais comme celui d’acquiescer à l'âme universellement raisonnable pour reprendre les termes de Marc-Aurèle.

Recentrement de la liberté sur la raison, la doctrine stoïcienne affirme que notre principe directeur est la seule chose dont on doit se préoccuper. Notre façon de juger les choses qui nous affectent est déterminante. Le malheur de l’homme ne réside pas dans les choses extérieures, mais dans son jugement :

Si tu t'affliges pour une cause extérieure, ce n'est pas elle qui t'importune, c'est le jugement que tu portes sur elle. Or, ce jugement, il dépend de toi de l'effacer à l'instant... 7

En affirmant un Dieu transcendant, donc une Providence transcendante, la doctrine chrétienne libérait toutefois l’homme de cette nécessité providentielle qui semblait le priver de toute responsabilité. La responsabilité humaine est recentrée sur ses choix et ses actes, et non plus sur sa seule raison.

Faut-il séparer l'homme du philosophe ?

À l'évidence, Marc-Aurèle ne pouvait croire que Justin comptait parmi les pires débauchés de la Cité. Très impliqué dans la justice, Marc-Aurèle prenait le temps de s'intéresser aux procès des hauts personnages de Rome. Il ne pouvait pas ne pas être au courant du procès de Justin.

Ce qui pose la question : comment Marc-Aurèle a pu sinon prononcer, du moins tolérer sous son règne la décapitation d'un penseur qui entendait défendre la nouvelle religion par les armes de la philosophie ? Sachant en outre que le penseur chrétien avait adressé son œuvre philosophique à l'empereur, cette histoire sonne comme une tentative de dialogue à laquelle Marc-Aurèle n’aura pas souhaité répondre.

On pourrait être tenté de croire qu’avec l’arrivée à la tête de l’empire d’un philosophe nourri des idéaux stoïciens d'universalisme, de respect des autres, de clémence et de justice, les persécutions contre les chrétiens s'estomperaient. Dans les faits, il n’en est rien. Elles continuent, voire s’accentuent. Sous son règne, il y eut non seulement le procès de Justin, mais également les martyres de Pergame, peut-être celui de Polycarpe de Smyrne. Mais il faut surtout rappeler la tristement célèbre tragédie des martyres de Lyon et Vienne en 177, à l'occasion de laquelle Marc-Aurèle a signé un rescrit, conservé, entérinant le massacre.


Faut-il penser que l'exercice du pouvoir est irrémédiablement incompatible avec la pratique de la philosophie ?

Nous sommes évidemment dans un premier temps porté à croire qu'en tant que responsable politique, la philosophie ne dut guère compter. Il s'agit de scinder en deux la personnalité de Marc-Aurèle. Mais peut-on ainsi éluder le problème en distinguant un Marc-Aurèle philosophe et un Marc-Aurèle empereur ? C'est faire comme si on ne voulait pas entacher le nom de l'illustre empereur. C'est faire l'impasse sur une analyse comparative sérieuse entre la doctrine chrétienne et la philosophie stoïcienne.

Certains biographes ont tenté cette lecture. C'est pourtant ignorer à quel point dans l'Antiquité, comme l'a magistralement montré Pierre Hadot, s'adonner à la philosophie constitue une véritable conversion. La philosophie antique est éminemment pratique et la cantonner à la seule sphère privée va contre les principes stoïciens. Croire en l'abandon de la philosophie par Marc-Aurèle lors de son investiture, c'est soit faire de lui un demi-philosophe, soit faire du stoïcisme une doctrine d'incurables oisifs !

D'autres ont prétendu que Marc-Aurèle, influencé par son maître en rhétorique Fronton, avait abandonné la philosophie au profit de la rhétorique, certes plus utile pour l'exercice du pouvoir. Mais c'est d'une part postuler que philosophie et rhétorique sont incompatibles, et en outre ignorer superbement que la seule œuvre de Marc-Aurèle ait été rédigée sur le tard, durant ses campagnes militaires aux confins de l'Empire.

Il n'y a pas d'alternative à chercher : la seule possibilité pour comprendre ce conflit est de confronter les philosophies stoïcienne et chrétienne et discerner en quoi leurs principes sont irrémédiablement incompatibles. C'est ce que propose cet essai.

Auteur de l'article :

Jérôme Correia est également auteur du Livre noir des philosophes.

1 Entretiens II, 14, 11
2 Pensées pour moi-même, VII, 22
3 Ibid., VII, 9
4 Dialogue avec Tryphon, II, 1
5 Première Apologie, XLVI, 3
6 Seconde Apologie VII, 3-8
7 Pensées pour moi-même, VIII, 47