1. Accueil
  2. Auteurs
  3. Nietzsche
  4. La pharmacie de Nietzsche
couverture du livre

La pharmacie de Nietzsche

Philosophie et médecine sont-elles des disciplines si éloignées et si incompatibles que nous pourrions le penser spontanément ? En quoi les méthodes et le vocabulaire de la médecine peuvent-ils servir le philosophe dans sa tâche ?

Nietzsche va défendre l’idée d’une philosophie comme médecine, consistant à faire de la philosophie une pratique destinée à penser et panser aussi bien l’individu, la civilisation que l’humanité tout entière.

Guérir, prescrire ou soigner ? Plutôt diagnostiquer ses failles et ses fêlures en vue d’une vie authentiquement joyeuse, voilà le rôle du philosophe-médecin que Nietzsche appelle de ses vœux.


L’œuvre de Nietzsche comme une pharmacie

Lire Nietzsche n’est jamais chose aisée. Non pas en raison d’une écriture trop complexe ou trop technique, mais parce que lire Nietzsche c’est se plonger dans une pharmacie, entre remède et poison, où tout est question de dosage et de posologie.

Comme dans la précédente monographie Nietzsche et la question des temporalités 1, il ne s’agit pas de réduire Nietzsche à quelques concepts figés par leur définition, retirant de fait toute la vitalité de sa pensée. Repérer et suivre un fil conducteur, une ligne de traverse, une perspective interprétative constitue le seul moyen de se frayer un chemin dans les tiroirs de cette pharmacie pour en établir la pharmacopée, tout en maintenant en mouvement les images de la pensée de Nietzsche.


Si répondre à la question « qu’est-ce que la philosophie ? » est sans doute l’une des tâches les plus ardues des philosophes, Nietzsche ne recule pas devant cette interrogation d’apparence insoluble, dès le but de son Gai Savoir : J’en suis encore à attendre la venue d’un philosophe médecin 2.

Qu’est-ce qu’un philosophe qui est aussi médecin ? S’agit-il d’un médecin au sens strict du terme ? « Médecin » sera alors à entendre non pas stricto sensu mais in extenso sans pour autant réduire le propos nietzschéen à un jeu purement esthétique par l’usage de la métaphore.

Nietzsche travaille la langue allemande et philosophique pour créer un outillage conceptuel afin de repenser la culture, le bonheur, la morale, le corps, la vie ou encore l’art. Muni de son marteau, Nietzsche va philosopher coup pour coup, tantôt pour détruire, tantôt pour sculpter, déconstruisant et modelant par le même geste, tour à tour poison et remède :

Un philosophe qui a traversé et ne cesse de traverser plusieurs états de santé, a passé par autant de philosophies : il ne savait faire autrement que transfigurer chacun de ses états en la forme et en l’horizon les plus spirituels ; - cet art de la transfiguration, voilà ce qu’est la philosophie 3 ».

Une généalogie de la philosophie comme médecine

Si la philosophie est médecine, que trouvons-nous dans la pharmacie d’un philosophe ? Épicure pensait déjà, dans sa Lettre à Ménécée, que la philosophie est la médecine de l’âme, affirmant même que vide est le discours du philosophe s’il ne contribue pas à soigner une passion de l’homme.

Faisant tomber la distinction classique en philosophie de l’âme et du corps, Nietzsche va réévaluer cette idée qui traverse l’histoire de la philosophie en empruntant à la médecine une approche en vue d’une réforme de la philosophie.

Critiquant l’hédonisme mesuré d’Épicure, la consolation poétisée par Boèce ou la méprise du corps de l’axe platonico-socratique, Nietzsche construit une approche philosophique de la vie et l’homme qui renverse et transvalue les catégories traditionnelles de philosophie : le devenir plutôt que l’être ; le corps plutôt que l’esprit ; l’imagination plutôt que la raison ; la vie plutôt que la logique, et, la joie plutôt que le bonheur.

Faire la généalogie de la philosophie comme médecine c’est faire émerger l’élément central qui anime toute philosophie :

La philosophie est le fruit d’une détresse, qui la fait naître, qui lui donne vie. Si rien n’était problématique, si rien ne s’annonçait comme violent et imprévisible, quelle place pour la philosophie ? 4.

La filiation qui unit les philosophes entre eux mais aussi avec la médecine est ce goût du problème – et Nietzsche de viser à pallier souffrances, douleurs et maladies en les affrontant, en bref en les vivant pour les surmonter et faire triompher la volonté vers la puissance.

A la recherche de la santé perdue : la joie retrouvée

Pour Nietzsche, vivre dans la joie revient à être ivre de joie. Mettant dos-à-dos le bonheur platonique d’un Socrate et l’hédonisme démesuré de Calliclès, Nietzsche va penser la vie à partir de la santé comme terreau de la joie, acquiescement inconditionnel à la vie qu’Albert Camus décrira dans Noces : Toute négation contient une floraison de oui.

Dès lors, il est clair pour notre auteur que réjouir le corps c’est avant tout le faire jouir. Manger, danser, nager, marcher, humer, respirer, dormir, aimer sont autant de palliatifs à la douleur de vivre et l’angoisse de penser, c’est-à-dire des nourritures philosophiques en tant que la philosophie trouve dans la douleur et l’angoisse son tremplin et son impossibilité.

C’est pourquoi il est de bon ton de revenir sur une notion majeure sous laquelle la philosophie a souvent flanché, par laquelle elle s’est souvent laissée aveugler par son flou caractéristique : le bonheur 5.

Après le diagnostic et la généalogie, il est nécessaire de restituer la santé de l’humain et de la culture, de la philosophie et de toute vie consciente. Pour ce faire, l’amor fati constitue chez Nietzsche le fondement et l’origine de surmonter toute croyance en un bonheur toujours source de désespoir et de déception.

« Aime ce qui advient » est le leitmotiv d’une philosophie pratique qui structure la joie à partir de la vie et instaure la vitalité au cœur de la pensée elle-même.

Conclusion

Lire Nietzsche comme un philosophe au chevet de l’humanité qu’il juge déclinante depuis Socrate c’est redécouvrir un penseur majeur de la philosophie, charnière entre la tradition métaphysique occidentale et les nouveaux fondements des pensées des XX-XXIème siècle, au prisme de la philosophie comme médecine.

Cette monographie se compose comme une pharmacologie philosophique qui fera des philosophes de meilleurs médecins et de la philosophia un élément fondateur de l’ars medica.

Auteur de l'article :

Jonathan Daudey est professeur de philosophie, et rédacteur en chef de la revue en ligne unphilosophe.com

1 L’Harmattan, 2023
2 Le Gai Savoir, Préface, §2
3 Ibid., §3
4 La pharmacie de Nietzsche, L'Harmattan, Paris, 2023, p. 25
5 Ibid., p. 186-187