Nietzsche face à nos déshérités
Olivia BianchiComment sortir de l'ampleur du phénomène nihiliste, c’est-à-dire de la crise universelle des valeurs qui sévit de nos jours et comment éviter que les individus de demain deviennent des « déshérités » ?
C’est à ces deux questions que répond l’auteure, en plaçant la culture au dessus de la politique.
La figure du déshérité
Toute notre civilisation européenne se meut depuis longtemps déjà dans une attente torturante qui croît de lustre en lustre et qui mène à une catastrophe : inquiète, violente, précipitée, elle est un fleuve qui veut arriver à son terme, elle ne réfléchit plus, elle redoute de réfléchir. 1
Cet essai se propose de montrer que notre époque reste fortement ancrée dans une crise universelle des valeurs et que cette « pauvreté glaciale » ou encore cette « musique du futur », comme la qualifiait Nietzsche, opère sous des avatars multiples qui la rendent, à la manière des phénomènes supra-liminaires, imperceptible. En d'autres termes, la sur-présence de ce phénomène le rend absent.
Bien que Nietzsche se présente en anti-Platon, la métaphore d'une caverne dans la caverne de Platon illustre au mieux cet enfermement ou ce confinement des consciences (confinement redoublé depuis l’épisode pandémique). De sorte que, conformément au scénario qui se déroule dans la métaphore de la caverne, il est extrêmement compliqué de concevoir une issue possible à cet enfermement, puisque nous sommes à la fois les prisonniers et - nous faisons subir une distorsion au schéma platonicien - les gardiens.
La question qui innerve cet essai est donc la suivante: comment redonner du sens à nos vies et échapper à un destin inéluctablement fantomatique ?
Précisons que Nietzsche attribue un sens physiologique et non plus politique
à la figure du « déshérité » qu'il considère comme la variété humaine la plus malsaine d'Europe
. Avant d'aboutir à cette caractérisation paroxystique qu'elle prend sous la plume de Nietzsche, le « déshérité » est l'individu qui a renié les valeurs du passé.
Dès lors, notre réflexion part de la caractérisation du « déshérité », ce qui suppose, au préalable, d'établir la genèse du nihilisme dans la pensée nietzschéenne qui débute dans le pessimisme et s'achève dans le nihilisme actif dont le « déshérité » est le produit. Combiné à l'hypothèse de l'éternel retour, Nietzsche juge nécessaire l'existence de ce type d'individus condamné à vivre et à revenir.
La figure du « déshérité » constitue l'expression symptomatique d'une volonté de néant qui atteint son paroxysme dans une conscience totalement mortifère. Relativement à cette caractérisation excessivement négative, cette figure correspond aujourd'hui à celle du terroriste.
Ces hommes-là voudront non seulement s’éteindre passivement, mais éteindre volontairement tout ce qui est à ce point dénué de sens et de but 2
Après avoir développé des éléments de pédagogie nietzschéenne qui, d'après le philosophe, permettront de dépasser la crise nihiliste, pédagogie qui consiste à opérer la transmutation de toutes les valeurs, un parallèle entre la philosophie de Nietzsche et la philosophie stoïcienne est établi.
Qu'est-ce qui justifie ce parallèle et quel gain spéculatif s'y joue ? L’intention de l’auteure consiste à pointer avec autorité le lien ou la cohésion spirituelle, l'ascendance de la pensée stoïcienne sur la genèse de la réflexion nietzschéenne qui aboutit à la célébration du « Moi cosmique » et au thème de « l'amor fati ».
Le nihilisme de nos sociétés actuelles
La seconde partie est consacrée à l'examen des valeurs dominantes de la société actuelle afin de rendre compte des formes concrètes de ce déshéritage.
Autrement dit, il s'agit de mesurer l'effectivité de la pensée du philosophe qui s'est toujours considéré à l'inverse comme un penseur inactuel et de mesurer sa puissance d'intuition et sa vision prophétique assimilable à celle de son double fictif qu'est Zarathoustra.
Ainsi il s’agit d’énumérer les valeurs déclinantes ou les symptômes qui perdurent dans notre société et qui témoignent de l'ampleur du phénomène nihiliste. Ces valeurs demeurent essentiellement des valeurs matérielles qui engourdissent la conscience, la désorientant d'une destinée spirituelle.
De quels éléments à charge disposons-nous pour mesurer l'ampleur du phénomène nihiliste dans chacune de ces sphères?
Dans la vie politique, l’auteure insiste sur le paradoxe soulevé en son temps par Nietzsche à propos d'une société européenne de plus en plus individualiste et - d'où le paradoxe - de plus en plus égalitariste. Paradoxe qui aujourd'hui atteint son climax dans les démocraties libérales.
Libéralisme : en clair, cela signifie abêtissement grégaire… 3
Dans la vie culturelle, l’auteure dégage trois tendances pernicieuses qui ont pour effet de produire la perte du style et elle souligne les risques du nationalisme pour la sauvegarde de la culture européenne.
Les folies nationales ne doivent pas nous dissimuler le fait qu’à un niveau supérieur il existe dès maintenant une solidarité intellectuelle constante… Mais si l’Europe tombe aux mains de la populace, c’en est fini de la civilisation européenne 4.
En écho à l'analyse que fait Nietzsche de la religion et principalement de la physiologie qui est à l'origine du phénomène religieux chez les individus, l’auteure considère le retour de la religion comme un signe perceptible de cette crise universelle des valeurs (dans les excès que nous lui connaissons aujourd'hui) et enfin dans la vie éthique et sociale, la question des moeurs et celle de l'éducation est elle aussi soulevée.
La révolution ou le nihilisme
La troisième partie pose donc les fondements d'une issue « révolutionnaire » à partir de la philosophie de Nietzsche, Cette issue se démarque nettement des mesures inapplicables de la grande politique qu'entend mener le philosophe, « grande tâche » tournée vers l'avènement de son surhomme.
Cette hypothèse « révolutionnaire », amputée du caractère violent de son historicité, s'affirme ainsi comme l'autre du nihilisme, puisque, le principal frein à cette issue, c'est précisément le nihilisme et la crise des valeurs que ce dernier désigne.
L'alternative face à laquelle nous nous trouvons devient la révolution ou le nihilisme. Autrement dit, soit la conscience des individus s'enlise dans le nuage toxique du nihilisme, soit elle se libère dans une « révolution » de nature spirituelle.
Or, insistons une nouvelle fois sur ce point, le phénomène nihiliste est si intense, tant d'un point de vue psychologique que cosmologique, celui-là étant le corollaire de celui-ci, qu'il engourdit totalement la conscience qui ne peut de ce fait guère surseoir à cette situation d'enlisement et ne peut par conséquent pas davantage envisager les conditions de possibilité de son émancipation ou de son évasion.
Cette étape du nihilisme peut correspondre à la fin de l'histoire au sein de la démocratie libérale et marque la consécration de la figure du « dernier homme », tel que Nietzsche l’a pensé, par opposition à son « surhomme ».
Conclusion
L'enjeu d’une méta-éthique du futur est de reconquérir les territoires perdus de la conscience dans une perspective qui renoue avec les principes de la philosophie stoïcienne (identité de l'homme et de l'univers), c'est-à-dire à des principes qui sont aujourd'hui définitivement niés dans le sens où la conscience n'est plus disposée à saisir une correspondance universelle. Elle est au contraire une conscience morcelée.
Cette méta-éthique nécessite de redéployer les conditions par lesquelles les individus peuvent s'approprier de nouveau leur destinée humaine, inséparable de leur être culturel, c'est-à-dire ce qui constitue l'essence de l'humanité, ce qui nécessite cette prise de conscience d'une solidarité universelle et non d'une atomisation de la société, atomisation produite par les agents du nihilisme.
La culture consiste en ce que les moments les plus sublimes de chaque génération composent une chaîne continue à l’intérieur de laquelle on peut vivre 5.
Autrement dit, l’alternative devient la civilisation ou la barbarie.
Auteure de l'article :
Docteure en Philosophie, Olivia Bianchi est l’auteure d’ouvrages consacrés à Nietzsche et à Hegel, et d’essais à la croisée de la philosophie, de l’art et de la littérature (Le rire sans tableau, Circé, 2011, Photos de chevet, Furor, 2015).
1 Nietzsche, La volonté de puissance II, III, § 25.
2 La volonté de puissance II, III, § 8.
3 Crépuscule des idoles, « Divagations d’un ‘inactuel’, § 38.
4 La volonté de puissance II, IV, § 77.
5 La volonté de puissance II, IV, § 272.