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couverture du livre

Nietzsche, lecteur de Pascal

Comment comprendre l’éloge appuyé que Nietzsche adresse à Pascal, l’austère défenseur du christianisme ? Avait-il trouvé en lui son « grand ennemi » ?

Ou bien Nietzsche, ce fils de pasteur protestant, serait-il demeuré chrétien malgré lui ? À moins qu’il n’ait décelé chez ce penseur singulier tous les signes d’un christianisme qui se dépasse…


L’énigmatique affection de Nietzsche pour Pascal

Cette étude entreprend d’examiner la place et le rôle accordés à Pascal dans l’œuvre de Nietzsche, afin d’éclaircir l’étrange et intransigeant amour – comme dit Henri Birault – que celui-ci vouait au penseur français.

Nous montrons pour commencer l’insuffisance des explications qui en ont été proposées. Nietzsche ne fait pas de Pascal son grand ennemi, celui que l’on estime assez pour pouvoir le combattre, puisqu’il reconnaît au contraire en lui un frère et un allié. Nietzsche n’aimait pas Pascal en dépit de son christianisme, puisqu’il loue en lui un chrétien honnête et accompli, le seul chrétien logique 1.

L’affection de Nietzsche pour Pascal n’est pas non plus le signe, chez ce fils de pasteur protestant, d’un christianisme latent. Car c’est bien en revendiquant l’athéisme le plus pur qu’il s’intéresse à l’écrivain de Port-Royal.

Dépasser les modes de pensée dualistes

Nous établissons que, si Nietzsche admirait tant Pascal, c’est parce qu’il décelait chez ce chrétien authentique tous les signes d’un christianisme qui se dépasse.

En effet, l’athéisme intransigeant que Nietzsche prétend représenter ne résulte pas d’un affaiblissement du christianisme mais, tout au contraire, de son renforcement. Car surmonter le christianisme n’est pas le diluer ou le mettre de côté : c’est au contraire le mener au bout de sa logique, qui est sa propre négation.

Comme il l’écrit dans un brouillon d’Ecce Homo, l’anti-chrétien même est la logique nécessaire de l’évolution d’un chrétien vrai. En moi, le christianisme se surmonte lui-même 2.

Les bons Européens sont justement ces hommes qui, incarnant au plus haut point les valeurs de l’Europe, précipitent paradoxalement leur dévalorisation. Car des valeurs négatrices de toute réalité – comme sont, d’après Nietzsche, les valeurs du christianisme – ne peuvent, à terme, que se nier elles-mêmes.


Le nom de « Zarathoustra » signifie d’ailleurs sous sa plume ce processus d’autodépassement. Car c’est à dessein que Nietzsche choisit, pour incarner l’athéisme et l’immoralisme les plus dénués de compromission, une figure religieuse, celle d’un prophète ancien enseignant le combat du bien contre le mal :

L’autodépassement de la morale par la véracité, l’autodépassement du moraliste en son contraire – en moi – voilà ce que signifie dans ma bouche le nom de Zarathoustra 3.

La morale chrétienne retournée contre le Dieu chrétien

Pour étayer cette thèse, nous étudions de près toutes les références à Pascal présentes dans l’œuvre de Nietzsche, des plus explicites aux plus dissimulées.

Nous montrons notamment que Nietzsche voyait dans le rire des Provinciales une preuve éclatante du dépassement de soi de l’Europe sourdement à l’œuvre chez Pascal. Car ces lettres, écrites au nom de la morale chrétienne la plus intransigeante, auront finalement fait le plus grand tort à l’Église et au christianisme mêmes.

En tournant en ridicule les manœuvres accommodantes des « bons Pères » jésuites, Pascal invente un rire nouveau en France qui fera l’admiration de tous les libres penseurs du siècle suivant. Comme l’écrit Ernest Havet dans un article qui retiendra l’attention de Nietzsche : Pascal a préparé les voies ; Voltaire peut venir 4.


Le rire des Provinciales signifie d’après Nietzsche que le sens de la véracité, hautement développé par le christianisme, est pris de dégoût devant la fausseté et la duplicité 5 de l’écrasante majorité des chrétiens.

C’est bien en effet dans cette morale exigeante et sublimée en probité, en droiture intellectuelle à tout prix 6, que Nietzsche identifie, chez Pascal, le moteur de cet autodépassement.

L’exigence de vérité se retourne, chez ce chrétien honnête, contre la foi même qui l’a engendrée. Pascal annonce malgré lui la catastrophe, qui force le respect, d’un dressage bimillénaire à la vérité qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu 7.

Le combat contre Platon ou […] contre la pression millénaire de l’Église chrétienne

Nous montrons encore que ce processus d’autodépassement du christianisme à l’œuvre chez Pascal est aussi, plus fondamentalement, un dépassement du platonisme, puisque le christianisme n’est, d’après Nietzsche s’inspirant ici de saint Augustin, qu’un platonisme pour le peuple.

La rancune envers l’esprit – que Nietzsche tient pour consubstantielle au christianisme en tant qu’il est, à l’origine, un mouvement populaire – prend ainsi chez Pascal la forme d’un obscurantisme subtil 8, c’est-à-dire d’un examen malveillant, mais très pénétrant, des pouvoirs de la raison par elle-même.

Pascal reconnaît, en contradiction avec l’enseignement de Platon, la dépendance et la fragilité de l’esprit, jouet permanent de nos désirs et nos inclinations.

C’est ainsi que la célèbre thèse schopenhauerienne d’un primat de la volonté sur l’intellect ou, comme le dira Nietzsche lui-même, d’une nature instrumentale de l’intellect, qui vient remettre en cause l’intellectualisme dominant en philosophie depuis Platon est, selon lui, tout entière d’origine pascalienne.


La méfiance de Pascal à l’égard de la rationalité se fait si pénétrante qu’elle en vient, d’après Nietzsche, à menacer le christianisme même, en inversant la hiérarchisation platonico-chrétienne entre corps et esprit.

La scandaleuse formule de Pascal Cela vous fera croire et vous abêtira, que Nietzsche érige au rang de « principe » – le principe de Pascal : “Il faut s’abêtir ” 9– suffit à révéler en lui l’adversaire de Platon.

Ce chrétien singulier avait compris qu’il faut commencer par convaincre le corps, parce que le reste s’ensuit 10 – « le reste », c’est-à-dire les pensées, les opinions et les croyances. En somme, Pascal avait découvert que tout ce qui est conscient n’est que secondairement important 11.

La mise en question de la valeur de vérité et la mort de Dieu

Nous tentons de comprendre jusqu’où, d’après Nietzsche, Pascal est allé dans ce processus d’autodépassement.

Nous montrons qu’il en est venu à questionner le statut inappréciable, incriticable de la vérité 12 qui fait le socle des valeurs chrétiennes.

Chez cet hyperchrétien, suggère Nietzsche, pour la première fois la volonté de vérité prend conscience d’elle-même comme problème, parce que le dernier acte du dépassement de soi du christianisme, c’est la véracité chrétienne tirant sa conclusion la plus énergique, sa conclusion dirigée contre elle-même en demandant : Que signifie toute volonté de vérité ? 13

C’est dans la thématique pascalienne du « Dieu caché » que Nietzsche a cru déceler cette dangereuse interrogation. Si Dieu est la vérité la plus pure, en effet, s’il est dans le christianisme le garant ultime de l’exigence de vérité, comment pourrait-il se dissimuler ?

Cette contradiction rend aux yeux de Nietzsche la notion de « Dieu caché » incroyablement subversive, au point de faire vaciller chez Pascal l’édifice entier des valeurs chrétiennes. Dans les Pensées s’élabore en effet pour la première fois une conception perspectiviste de la vérité – un perspectivisme sans perspective centrale – qui vient singulièrement remettre en cause la croyance que Dieu est la vérité, que la vérité est divine 14.


À travers l’étude des références à Pascal décelables dans Vérité et mensonge au sens extra-moral et dans le discours du « dément » annonçant, au paragraphe 125 du Gai savoir, la mort de Dieu, cette enquête va jusqu’à reconnaître dans l’énigmatique personnage du plus hideux des hommes, présent dans l’ultime partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, une figure pascalienne. Or cet homme supérieur défiguré, accablé sous le poids de la culpabilité, est aussi nommé par Zarathoustra le meurtrier de Dieu.

Conclusion

Loin donc de faire de Pascal son grand ennemi, Nietzsche reconnaissait en lui un frère, le penseur audacieux qui l’avait précédé sur le chemin périlleux d’un christianisme qui se dépasse.

Si le penseur français s’est égaré hors de son chemin et a dégénéré 15, au point de finir par sombrer dans la folie et l’autodestruction, c’est bien lui qui, avant Nietzsche, est allé le plus loin dans ce processus d’autodépassement des valeurs du christianisme. C’est du moins ce que suggère l’étonnant fragment de 1885, où Nietzsche va jusqu’à placer le christianisme de Pascal plus haut que l’athéisme honnête de Schopenhauer :

Il ne s’est rien passé depuis Pascal : face à lui, les philosophes allemands n’entrent pas en ligne de compte 16.


Nietzsche se serait-il servi de Pascal comme Platon l’avait fait autrefois de Socrate, comme on saisit par les cheveux une occasion pour exprimer quelque chose, pour avoir en main quelques formules, signes ou moyens d’expression de plus 17 ?

Il le reconnaît à demi-mot en suggérant que cette suspicion enchanteresse de parenté lui était plus que nécessaire : n’être pas le seul à être de la sorte, à voir de la sorte 18.

Maintenant que mon regard rétrospectif sur les situations dont mes écrits témoignent se fait à quelque distance, reconnaît-il dans Ecce Homo, je ne saurais nier qu’ils ne parlent au fond que de moi 19.

Mais il faut alors ajouter que les textes pascaliens sont assez riches pour se prêter à de telles extrapolations. Nietzsche a su voir que les réflexions pascaliennes excèdent largement leur propre cadre et donnent à penser au-delà d’elles-mêmes.

Auteure de l'article :

Lucie Lebreton est professeure agrégée et docteure en philosophie, chargée de cours à l’Institut Catholique de Paris.

1 Lettre à Georg Brandes du 20 novembre 1888.
2 Fragments posthumes, XIV, 24 [1], § 6.
3 Ecce Homo, Pourquoi je suis un destin, § 3.
4 E. Havet, « Des Provinciales de Pascal », Revue des deux mondes, 1880, t. 41, p. 545.
5 Fragments posthumes, XII, 2 [127].
6 Le Gai savoir, § 357.
7 Généalogie de la morale, III, § 27.
8 Humain, trop Humain, II, Opinions et Sentences mêlées, § 27.
9 Généalogie de la morale, III, § 17.
10 Crépuscules des Idoles, Incursions d’un inactuel, § 47.
11 Fragments posthumes, IX, 7 [126].
12 Généalogie de la morale, III, § 25.
13 Généalogie de la morale, III, § 27.
14 Le Gai savoir, § 344.
15 Par-delà bien et mal, § 203.
16 Fragments posthumes, XI, 44 [2].
17 Ecce Homo, Pourquoi j’écris de si bons livres, Considérations inactuelles, § 3.
18 Humain, trop humain, I, Préface, § 1.
19 Ecce Homo, Pourquoi j’écris de si bons livres, Considérations inactuelles, § 3.