Démiurge du réel
Anca VasiliuLe livre propose une lecture analytique de plusieurs passages du Sophiste et une étude thématique des rapports entre le statut assigné au langage et l’approche de l’être et du non-être par l’établissement des genres spécifiques (même-autre, repos-mouvement).
Cette analyse consacrée aux possibilités de saisir l’être se singularise dans le Sophiste par la reconnaissance de la fonction productive qui revient au langage dans la saisie de ce qu’est l’étant (to on).
Pour cette raison, le Sophiste est ici mis en regard avec le Timée et en perspective à travers les critiques et les reprises des genres de l’être chez Aristote (Métaphysique Lambda), dans certains traités de Plotin et dans les commentaires croisés du Sophiste et du Timée par Jamblique.
Description
Deux questions se croisent dans le Sophiste : qu’est-ce qu’un sophiste et qu’est-ce que ce qui est (τοιόδ᾽ εἶναι τὸ ὄν). Leur lien, surprenant mais incontestable, s’avère fondateur de la philosophie. Mais comment définir ce lien qui n’a rien d’une relation conjoncturelle ou d’une détermination de cause à effet ?
Un visiteur inopiné et anonyme répond à Socrate et à ses disciples. Il cherche à saisir ce que fait le sophiste par le moyen qui lui est propre, le langage, et s’évertue en même temps à saisir ce qui est (τὸ ὄν) par le même moyen. Entre ces deux démarches, le discours sur le langage lui-même tient la place du tiers et se déploie à travers tout le dialogue. En réalisant le lien entre le sophiste et l’être, la parole s’immisce et ouvre une perspective de chaque côté.
Mettant en cause à la fois un courant philosophique dévolu à la question de l’être et du non-être (l’éléatisme) et une pratique du langage (la sophistique), l’originalité du Sophiste réside dans le dévoilement du pouvoir de la parole à donner réalité à ce qui est. Platon met ainsi en scène le défi de la pensée confrontée au monde comme à son altérité, en faisant du langage le fabricant de la réalité des choses et en offrant cette réalité à la réflexion. Dès lors, ce n’est pas le monde qui constitue l’altérité de la pensée, mais ce tiers qui se présente en démiurge, faisant de la philosophie première l’héritière de la cosmologie.
Enjeu théorique
La lecture du Sophiste en contrepoint du Timée met en relation l’ontologie et la cosmologie, en y voyant les conditions d’intelligibilité de la physique proposée par Platon.
Les liens thématiques et les proximités textuelles entre les deux dialogues fondateurs pour une « ontologie » avant la lettre qui émerge de la cosmologie (avec la critique de la mythologie et de la figure de l’artisan), s’affirment à travers la réflexion sur le statut du langage dans les apories de la négation de l’être et dans l’approche par les genres du tout, de l’un et de l’être dans la saisie de l’étant (τὸ ὄν) en tant que réalité ontique (ὄντως ὂν).
Consacré au pouvoir du langage et à la science de l’être, le Sophiste apparaît ainsi comme un texte séminal pour une philosophie que l’on situerait de nos jours à mi-chemin entre la métaphysique et la philosophie du langage. L’originalité de Platon tient aussi à sa modernité.
Faire les choses avec des mots n’est ni raconter des histoires aux enfants (Soph. 242c-243a), ni réduire le langage à sa seule dimension performative (quand dire c’est faire être, Soph. 244a sq). C’est montrer que le langage a ce pouvoir de ramener à la lumière et d’engendrer à ce titre la réalité propre à chaque chose, en assurant à tout l’accès à l’existence comme s’il était aussi moteur du vivant et non seulement démiurge de la réalité de l’être.
Citation (p. 20) :
La réalité ne s’établit donc pas à partir des pragmata et des erga, et ne relève d’ailleurs pas du multiple, mais tient de la raison unique des choses en tant qu’elles sont et parce qu’elles sont, plus précisément, en tant qu’elles recèlent la possibilité même d’être.
En outre, la réalité est la révélatrice de l’étantité des choses comme ce qui est donné par la raison de leur existence, et cette raison, unique et propre à chaque étant, révèle à son tour la réalité des choses comme la partie émergente par laquelle l’être se laisse déceler comme manifestation.
Or ce constat signale une différence radicale de perspective dont il faut tenir compte dans toute recherche sur le sens à donner aux notions de « réalité » et de « réel » lorsque l’interrogation porte sur le fondement grec de la pensée de l’être. Du moins dans sa compréhension platonicienne, le réel relève de la rationalité inscrite comme condition à la racine de l’existant, non de l’objectivité assignée par la saisie immanente et positive de l’identité des choses. La réalité est donc ontologique, non objective ou pragmatique.
Pour cette raison, explicitement ou non, la démiurgie et la métaphore de l’artisan y sont toujours associées, mais comportent nécessairement un sens différent de celui de la production d’artefacts si ce qui est ne vient à la réalité que par la condition de sa rationalité unique, se nourrissant et se révélant d’elle-même, la réalité de ce qui est prenant ainsi elle-même la parole pour se révéler et se parfaire lors d’un discours à son sujet.
Auteure de l'article :
Docteure en philosophie, Anca Vasiliu est directrice de recherche au CNRS et fait partie du Centre Léon Robin. Ancienne directrice de programme au Collège international de philosophie, elle est également fondatrice de la Revue d'études anciennes et médiévales Chôra.