couverture du livre

Le Parménide de Platon ou le jeu des hypothèses

Quelle signification donner à cet ouvrage de Platon ? Quelle place trouve-t-il, dans l'ensemble de son œuvre ?

Voici les questions autour desquelles s'articule ce livre d'Alain Séguy-Duclot...


Auteur : Platon


Une crise du platonisme ?

Le Parménide est un traité énigmatique portant sur l’un qui s’organise autour d’une série d’hypothèses. Les hypothèses paires concluent sur la possibilité d'affirmer tout et son contraire de l’un, les hypothèses impaires, sur l'impossibilité d'affirmer quoi que ce soit de l'un.

Les trois principales traductions du Parménide sont celle de DIES, de CORNFORD et de BRISSON. Chacune nous offre un texte et une interprétation différente. L’interprétation dominante du Parménide est celle de CORNFORD qui nous amène à considérer le Parménide comme un moment de crise dans le platonisme, crise qui serait résolue par Le sophiste 1.

Alain Séguy-Duclot qui est maître de conférences à l'université de Tours, où il enseigne la philosophie, parvient dans une très grande finesse d’analyse à donner du sens à ce jeu dialectique et sophistique.

Si ce formidable traité de Platon est réputé pour sa complexité, cet ouvrage nous montre en quoi se confronter à ce texte c’est faire l’expérience de l’ambition théorique du platonisme. Si c’est le texte le plus aporétique, Le Parménide de Platon ou le jeu des hypothèses nous montre que c’est aussi le texte qui cache le plus à son lecteur parce que ce dont il est question est fondamental pour la survie même de la philosophie. Le Parménide est-il vraiment une destruction du platonisme ?

Un jeu dialectique

Le Parménide se divise en deux parties, d’abord Parménide se livre à une réfutation en règle de la théorie des idées défendue par Socrate puis la seconde partie du Parménide déploie une dialectique qui explore de manière systématique le rapport de l’un au multiple, dans l’hypothèse de son être puis dans celle de son non-être. Ce texte se construit par auto-réfutation et par auto-destruction du discours. Cela semble être une déconstruction systématique du platonisme. Cet exercice dialectique engage donc une combinatoire de trois couples : l'un et le non-un, l'être et le non-être, l'absolu et le relatif.


Alain Séguy-Duclot montre que la première hypothèse du Parménide, qui porte sur l'être un de l'un, n'est pas équivalente à la première hypothèse de la dialectique annoncée en 136a-c. Il s'agit d'une hypothèse supplémentaire, servant d'introduction à la dialectique des huit hypothèses.

Le schéma de la dialectique prend donc cette forme, suivant la traduction de Diès 2 :

1) Si l'un est un, quelle est sa nature en soi ?
2) Si l'un est, quelle est sa nature relativement au non-un ?
3) Si l'un est, quelle est sa nature en soi ?
4) Si l'un est, quelle est la nature du non-un relativement à l'un ?
5) Si l'un est, quelle est la nature du non-un en soi ?
6) Si l'un n'est pas, quelle est sa nature relativement au non-un ?
7) Si l'un n'est pas, quelle est sa nature en soi ?
8) Si l'un n'est pas, quelle est la nature du non-un relativement à l'un ?
9) Si l'un n'est pas, quelle est la nature du non-un en soi ?


L’ouvrage de Séguy-Duclot nous présente ainsi un examen du contenu des neuf hypothèses les unes à la suite des autres.  Il nous montre également qu’il s’agit d’un jeu dialectique, car nous adoptons le point de vue du sophiste. Le conflit du pair et de l’impair est celui du philosophe et du sophiste 3.

Toutefois cet anéantissement systématique de toute vérité n’a qu’un but : fonder l’accès légitime à la vérité. L’aspect ludique du texte est ironique. Derrière le risible, c’est le suprêmement sérieux qui est en jeu. 4


Adopter le point de vue sophistique serait donc avant tout un jeu ayant pour but de trouver les fondements de la philosophie. Pourtant, tout porte à croire qu’ici que la pensée philosophique n’est plus possible.

La philosophie en péril ?

La première partie du Parménide correspond à la réfutation qu’opère Parménide de la théorie des idées soutenues par Socrate : il y a un problème dans l’articulation entre l’unité de l’Idée et la multiplicité qu’elle subsume. Parménide montre qu’on ne peut pas se contenter de penser des idées absolument pures et générales. Admettre l’idée de boue, c’est admettre le mélange dans l’intelligible,  ne pas vouloir l’admettre c’est penser une relativité intelligible, or les idées sont absolues. Parménide montre que la participation est aporétique, même en la pensant par imitation. Sans la participation, les idées en soi nous sont inconnaissables, et la science divine ne peut connaitre le relatif. 


On n’a plus affaire alors qu’à un devenir sensible incessant, une multiplicité infinie et chaotique. La prétention même de la philosophie à penser l’unité du multiple, et par là à construire une connaissance rationnelle de l’être, s’effondre. La sophistique triomphe de la philosophie. 5


L’idée est nécessairement une et indivisible, il ne peut pas y avoir de participation à une partie de l’idée. (Sinon elle serait divisible.) Il ne peut y avoir participation qu’au tout de l’idée. L’idée doit résider dans chaque chose qui y participe, mais les choses sont multiples. L’idée ne serait donc plus une : le tout de l’idée qui est en chacune des choses, est séparé de lui-même. Si l’un est, il y a contradiction, mais si l’un n’est pas également. Nous sommes dans une antinomie. Le point de départ du Parménide c’est purement cette antinomie, on se retrouve enfermé dans chaque cas dans une contradiction. Celui qui est satisfait ici est celui qui ne croit pas à la rationalité, celui qui croit que réfléchir rationnellement sur l’être n’amène qu’à des contradictions.

Si nous n’admettons pas la théorie des idées, que nous renonçons à l’eidos, qui fonde l’identité d’un être, qui fait que même s’il change, son identité se maintient, on ne peut plus penser l’unité d’un être. Nous n’avons plus qu’un devenir incessant, une multiplicité indéfinie dont on ne peut jamais penser l’unité, il n’y a donc plus de connaissance rationnelle possible de l’être. Cela revient à renoncer au projet philosophique. Le seul qui triomphe ici c’est le sophiste qui récuse la rationalité.


La 8ème hypothèse correspond ainsi à la théorie sophistique, à la place de ce qu’on attendrait, c’est-à-dire un renforcement de la théorie des idées. La dialectique sophistique se trouve à un très haut niveau, A. Séguy-Duclot montre que la critique de l’ontologie est puissante et de grande valeur. On assiste ainsi à un discours bien fondé et anontologique. On découvre le fondement théorique de la sophistique pure :

[…] Tout n’est qu’apparence, illusion, et l’homme n’est que le songe d’une ombre (skias onar anthropôs) comme l’a déjà écrit Pindare (Pythiques, 8, 99). Et le maître de ce monde des apparences, le magicien, l’artiste créateur d’illusion qui seul en domine le jeu, son Prospéro ou son Alcandre, n’est autre que le sophiste. 6

Il ne s’agit pas pour autant d’un échec dialectique mais d’un jeu dialectique qui prend aussi la forme d’un parcours initiatique. 

Un parcours initiatique

On comprend finalement que la structure du Parménide ne juxtapose pas neuf dialectiques hétérogènes et indépendantes, il y a bien une continuité argumentative. A la fin, la conclusion de Parménide reprend tout, nous avons une récapitulation de tout ce qui précède. Mais le philosophe fait bien son retour lors de l’hypothèse 9 pour écraser le sophiste. L’Hypothèse 9 est une réfutation dialectique de la sophistique. Cependant Platon ne nous dit pas comment reconstituer la vérité.

La conclusion finale :  Alêthestata, (166c) « c’est le suprêmement vrai », montre que le texte rassemble les hypothèses si l’un est et si l’un n’est pas et il les valide en même temps. Pour Alain Séguy-Duclot, le suprêmement vrai c’est de comprendre l’enchaînement des hypothèses comme un enchaînement de termes compatibles entre eux, c’est de toutes les penser ensemble. Elles sont toutes fausses si on croit qu’elles sont absolues, si on les prend séparément. Cependant, chaque hypothèse nous révèle une partie de la vérité. 

Comme tout jeu, la dialectique du Parménide a le sens d’un parcours initiatique. La vérité suprême ne doit pas se donner immédiatement à tous 7

Conclusion

Alain Séguy-Duclot démonte l’idée selon laquelle le Parménide n’est qu’un échec dialectique, un texte duquel n’émergerait que des contradictions.  Il nous montre à quel point Platon joue avec son lecteur. Si ce texte a pour vocation de nous révéler l’anhypothétique et la théorie des idées dans son caractère le plus complexe, le contenu de ce texte est précisément alors ce qu’il faut cacher, parce que l’écrit c’est dangereux pour Platon. Il faut trouver la solution par soi-même au platonisme. Si le Parménide n’échoue pas, s’il atteint l’anhypothétique, il doit malgré tout paraître échouer. Le labyrinthe est un système de sélection naturelle, et il en va de même pour le Parménide

Chaque ouvrage est donc composé non comme un traité technique mais comme une promenade dans le jardin du savoir, qui selon le niveau dialectique choisi, et le principe étudié, s’approchera ou non de la vérité, cherchant à égarer le lecteur impatient et inattentif, mais laissant toujours entrevoir à son intellect un raccourci. 8


Lire cet ouvrage c’est comprendre en quoi dans le Parménide le platonisme n’est pas altéré mais grandement complexifié. 

Auteure de l'article :

Caroline Magnard est titulaire d'un master de philosophie à Paris I (Ethires : Ethique appliquée. Responsabilité environnementale et sociale)

1 Dans Le Sophiste, il y a une dialectique de l’être, essentielle pour la théorie des idées de Platon. C’est le moment décisif ou Gorgias détruit l’ontologie parménidienne (qui consiste à dire qu’il y’a identité entre logos et être), en établissant la possibilité d’un discours faux.
2 Un conflit fondamental oppose la traduction de F. M. CORNFORD et A. DIES dès l'énoncé de la première hypothèse. CORNFORD comprend le “ei hen estin” de la première hypothèse en donnant au verbe un sens existentiel. Alors que DIES ne voit dans le verbe qu'une simple copule, la question porterait donc sur son être-un : « S'il est un. ». Dans la mesure où cette hypothèse commande la série des hypothèses, c'est en fait le sens dialectique même de la seconde partie du Parménide qui est en jeu.
3 Les hypothèses qui ont pour objet d’échapper à l’aporie de la première hypothèse sont les hypothèses paires (2, 4, 6 et 8) et celles qui nous y font retomber sont les hypothèses impaires (3, 5, 7 et 9.)
4 Alain Séguy-Duclot, Le Parménide de Platon ou le jeu des hypothèses, p.29
5 Ibid. p.26
6 Ibid. p.168
7 Ibid. p.47
8 Ibid. p.294