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couverture du livre

Rousseau et la critique de l'économie politique

Quelle place ce penseur politique qu'est Rousseau a-t-il accordé à l'économie ?

S'en est-il tenu éloigné, au prix d'une fragilisation de sa philosophie politique, ou est-il au contraire rentré dans un débat avec les économistes de son temps ?


Une discipline naissante

Lorsque Rousseau rédige ses principales œuvres, entre 1754 et 1765, l’économie politique n’est pas encore une science autonome, dotée d’une épistémologie fondatrice et d’une méthode unifiée 1.

C’est précisément à cette époque que l’on assiste à l’émergence d’un nouveau courant économique, les Physiocrates, qui donnent son sens moderne au terme même d’économie politique. Autrefois consacrée à l’organisation et l’administration du corps politique, elle signifie dorénavant l’étude de la formation, de la distribution et de la consommation des richesses 2.

Certes, Rousseau manque ce tournant décisif, et continue à donner à ce terme son sens ancien, par exemple dans son article « Economie » de l’Encyclopédie de 1755. Mais c’est qu’il préfère employer un autre terme, celui de « système économique ». S’il n’a pas le mot, il ne passe donc pas à côté de la chose même.

Rétablir une injustice

Rousseau prête néanmoins le flanc à une accusation : est-il, en raison de son admiration pour la cité antique, et de son manque d’intérêt pour cette nouvelle science, un critique archaïque de l’économie politique naissante 3 ? Est-il passé, en quelque sorte, à côté de ce qui se jouait au moment même où il prenait la plume, et cela vient-il fragiliser sa philosophie politique elle-même ?

Ou a-t-il bien au contraire cerné l’émergence de ce phénomène, et préféré lui porter la contradiction en se plaçant en dehors du cadre dans lequel les économistes essayaient de l’attirer ?

C’est cette seconde hypothèse que défend Céline Spector, dans cet ouvrage. Elle montre comment les analyses économiques de Rousseau ne peuvent être dissociées des réflexions politiques, morales et sociales qui leur donnent sens et cohérence 4.

De sorte que celui-ci ne cherche pas à s’opposer à une doctrine économique particulière pour mieux établir d’autres énoncés dans le même registre, mais [à] s’opposer au fondement même qui unit ces discours concurrents. Ou encore : il vise le socle théorique commun de ces courants de pensée divergents 5.

Le fil directeur de cette critique rousseauiste de l’économie politique : Elle vise […] le primat accordé à la croissance sur la justice 6.


On découvre alors que la philosophie économique de Rousseau est parfaitement cohérente 7. Et qu’il n’est pas en retrait par rapport à l’économie politique naissante : il en a d’ores et déjà compris les limites et les failles 8.

Il convient donc de rétablir une injustice : contre certains auteurs comme Jean-Baptiste Say ou J. Schumpeter, pour lesquels Rousseau n’a rien d’un économiste, ou contre le jugement assez sévère de Marx, qui dépeint le célèbre passage du Contrat social (II, 7) sur le législateur comme un excellent tableau de l’abstraction bourgeoise 9, Céline Spector entend défendre un tout autre point de vue.

La philosophie économique de Rousseau

Il y a une difficulté : il n’existe pas un livre de Rousseau dans lequel celui-ci exposerait sa philosophie économique. Aussi convient-il de restituer celle-ci à travers l’étude de plusieurs ouvrages, qui constitue le cheminement que suit l’auteure, et par là le plan de l’ouvrage :

- La critique du mythe de la main invisible par la dénonciation du luxe, dans le Discours sur les sciences et les arts
- Celle de l’origine de la propriété privée, dans le second Discours
- La subordination de l’économie politique à la morale, dans l’Emile
- La description d’un modèle idéal, celui du domaine agricole de Clarens, dans la Nouvelle Héloïse
- Sa réflexion sur l’impôt, en particulier dans l’article Economie de l’Encyclopédie, repris sous le titre Discours sur l’économie politique


Ainsi, pour considérer seulement le premier point :

Mandeville, on le sait, montre dans la Fable des abeilles que l’amour du luxe est bénéfique à la société en son ensemble, puisqu’il permet la circulation des richesses et favorise l’emploi. Plutôt que brider ces passions immorales, il vaut mieux en tirer parti.

Rousseau refuse, pour sa part, cette réduction économiste du citoyen au consommateur 10, en ces termes :

Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l’Etat que la consommation qu’il y fait. 11


Il faut fonder la République sur la vertu, et non sur le calcul des intérêts. Ce n’est pas seulement une condamnation morale, mais aussi économique. L’amour du luxe n’enrichit pas une société, mais l’appauvrit :

Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, et en fait périr cent mille dans nos campagnes : l’argent qui circule entre les mains des riches et des artistes pour fournir à leur superfluité, est perdu pour la subsistance du laboureur ; et celui-ci n’a point d’habit précisément parce qu’il faut du galon aux autres. 12


Le luxe est donc dénoncé comme le pire de tous les maux, aggravateur des inégalités, pérennisant la scission du corps social entre possédants et possédés, oisifs et actifs, villes et campagnes 13.

Conclusion

Ce n’est là qu’un rapide aperçu du premier aspect de cette philosophie économique de Rousseau, que Céline Spector nous présente de manière détaillée, claire et pédagogique, dans ce livre.

On découvre à l’issue de cette patiente recherche que Rousseau était parfaitement conscient des illusions sur lesquelles étaient bâties les doctrines économiques de son temps, et du nôtre.

Ce pourquoi, comme le dit l’auteure en préambule, ne serait-ce que pour ces raisons, il faut le lire encore 14.



1 Introduction
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Chapitre 1
11 Discours sur les sciences et les arts, p.20
12 Préface à Narcisse, Œuvres Complètes, II,p. 968 ; DOI, note IX, p. 202-203
13 Chapitre 1
14 Introduction