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couverture du livre

Les métamorphoses de la cité de Dieu

Cet ouvrage est un recueil de cours dispensés par Etienne Gilson à l’Université de Louvain, en mai 1952.

Il s’intéresse à la notion de chrétienté, c’est-à-dire la notion d’un peuple que formeraient les chrétiens à travers l’histoire.

Cela l’amène en particulier à proposer de brillants développements sur la Cité de Dieu de Saint Augustin, sur lesquels nous nous concentrons ici.


L’interpellation d’un païen

Tout commence par un événement inouï, unique, inimaginable : Le 24 aout 410, Alaric pénétrait dans Rome, et bien que chrétien, la livra pendant trois jours au pillage. Lorsqu’il se retira, il laissa derrière lui un amoncellement de cadavres et de ruines 1.

Le sac de Rome produisit une impression profonde dans tout l’empire, et l’on assista à des règlements de compte : Les polémiques entre chrétiens et païens, qui n’avaient jamais cessé, n’en devinrent que plus violentes et plus aigres 2.


Ainsi, en 412 ap. JC., le païen Volusien adresse au chrétien Marcellin une lettre contenant les reproches suivants :

D’abord, la doctrine chrétienne enseigne le renoncement au monde ; elle détourne donc le citoyen du service de l’Etat, dont cette négligence entraîne la ruine. Ensuite, la destinée de Rome a toujours été liée au culte de ses dieux ; dès que la religion chrétienne avait commencé de se répandre, les païens avaient annoncé de terribles châtiments, dont les dieux trahis ne manqueraient pas de frapper l’empire, mais on ne les avait pas écouté et voici que l’événement justifiait enfin leur prophétie […]. L’empire était devenu chrétien et c’est sous le règne d’un empereur chrétien que Rome venait d’être conquise et saccagée pour la première fois depuis les origines lointaines de son histoire. Comment ne pas comprendre le sens d’une si tragiquement évidente leçon ? 3


Marcellin demande à Saint Augustin, alors évêque d’Hippone, de répondre à ces attaques, en les complétant :
- Ne dit-on pas que le christianisme enseigne de tendre l’autre joue ? De telles mœurs ne sauraient que mener un pays à sa ruine. Refusera-t-on, par exemple, de châtier les dévastateurs d’une province romaine ?
- C’est manifestement par des princes chrétiens, pratiquant dans la plus large mesure la religion chrétienne, que de si grands malheurs sont arrivés dans notre pays 4.


Pour Saint Augustin, la question revient à celle-ci : Comment vivre en chrétien dans un Etat, ou comment pourrait vivre un Etat composé de chrétiens, puisque la pratique des vertus chrétiennes entraînerait infailliblement la ruine de l’Etat ? 5

Pour y répondre, Saint Augustin met en place tout un appareil argumentatif qui va composer au final la substance de son ouvrage La Cité de Dieu.

La réponse de Saint-Augustin

Il commence par rappeler que les païens ont déjà prêché ces mêmes vertus ; ainsi Cicéron loue César de n’avoir jamais rien oublié, sauf les torts que l’on avait envers lui. Une réponse inattendue de la part de Saint Augustin, qui tend à relativiser l’apport du christianisme sur le plan moral.

Ensuite il rappelle que le christianisme n’interdit pas de se dévouer à l’Etat. Si les juges, receveurs et débiteurs du fisc agissaient conformément aux valeurs chrétiennes, on verrait si cela est nuisible ou favorable à l’Etat !

D’autre part ce sont les vices, et non le christianisme, qui a perdu l’Empire. Qu’on lise Salluste et Juvénal, on verra bien à quel degré d’immoralité en était venue la société romaine 6. C’est donc le paganisme décadent, qu’il faut accuser, et non le christianisme.

Le christianisme lui a deux objectifs distincts : sauver la société humaine, puis en construire une qui fût toute divine 7. L’Etat a tout à y gagner, car le christianisme accomplira le premier en poursuivant le second 8.

Ce que les Romains n’arrivent plus à faire pour leur pays, le christianisme leur demande de le faire pour Dieu. Dieu rétablit les valeurs civiques, dans leur effondrement même. Ainsi tout chrétien se trouvera faire pour l’amour de Dieu, tout ce que l’intérêt de sa patrie exigerait seul qu’il fît pour elle 9.


Saint Augustin pose par là le grand principe qui justifie l’insertion de l’Eglise dans toute cité humaine, quel que soit le temps et le lieu : Ayez de bons chrétiens, les bons citoyens vous seront donnés par surcroît 10.


Curieusement, Saint Augustin n’hésite pas à louer les vertus de la Rome primitive, comme les historiens latins : N’est-ce pas précisément à sa frugalité, à sa force et à la chasteté de ses mœurs, que la Rome antique dut ses triomphes ? 11

Ainsi, il n’est pas gêné par le souvenir d’une Rome prospère quoique païenne ; Augustin y voit plutôt la marque d’un dessein providentiel. […] Puisque le monde peut prospérer sans [les vertus chrétiennes], c’est qu’elles ne sont pas là en vue du monde :

En montrant par l’opulence et la gloire de l’empire romain, tout ce que peuvent produire les vertus civiques, même sans la vraie religion, Dieu donnait à entendre que cette religion rend les hommes citoyens d’une autre cité, dont la Vérité est la reine, la Charité la loi et dont la durée est l’éternité 12.

Autrement dit, la suffisance en leur ordre des vertus politiques atteste de la spécificité surnaturelle des vertus chrétiennes dans leur fin et essence 13.


Voilà que deux Cités seront donc désormais présentes à la pensée de Saint Augustin 14, et l’on comprend dès lors la genèse de l’idée qui a mené à la rédaction de cet ouvrage monumental : La Cité de Dieu.

Dans cet ouvrage, il se propose bien plus que de justifier l’Eglise d’une accusation de circonstance : Le drame dont [il] veut […] dégager le sens est d’ampleur littéralement cosmique, car il se confond avec l’histoire du monde 15.

En substance, l’idée que défend Saint Augustin est la suivante : Le monde entier […] a pour unique fin la constitution d’une société sainte, en vue de laquelle tout a été fait, et l’univers lui-même 16.

E. Gilson insiste sur la radicale nouveauté de cette approche : Jamais […] la notion de société n’a subi métamorphose comparable en profondeur. […] La Cité fait plus ici que s’étendre aux limites de la terre ou du monde, elle l’inclut et elle l’explique au point d’en justifier l’existence même. Tout ce qui est, hors Dieu seul dont elle est l’œuvre, n’est que pour elle, n’a de sens que par elle 17.

Les deux cités

On ne trouve pas dans la Cité de Dieu, une discussion philosophique, abstraite et générale sur le problème : qu’est-ce qu’une cité, au sens social du terme ?

Pour Augustin, Cité signifie, tout simplement, « société ».

D’après la conception païenne, la cité est un corps à la fois politique et social, que vient unifier la notion de justice.

Augustin trouve cette conception développée chez Cicéron : pour lui, toute société est semblable à un concert, où de sons différents résultent l’accord. Ce que le musicien nomme harmonie, le politicien le nomme concorde. Sans concorde pas de cité, mais sans justice, pas de concorde. La justice est donc la condition première requise pour l’existence de la cité 18.

Aussi Saint Augustin considère-t-il que Rome, décadente et corrompue, avait déjà cessé d’exister, malgré les apparences : Comme société elle avait totalement cessé d’être 19.


Augustin se heurte à une difficulté : y a-t-il vraiment deux cités ? Ou une seule ? Comment y aurait-il deux cités, dans une doctrine où, toute société se fondant sur la justice, il ne peut y avoir qu’une cité du Christ fondée sur la justice du Christ ? 20.

Ce problème apparaît lorsque Augustin identifie le lien social à la justice, à la suite de Cicéron : il ne peut plus poser qu’il y a deux Cités, si l’une des deux est injuste.

C’est ce qui l’amène à proposer cette autre définition : Un peuple est un groupe d’êtres raisonnables, unis entre eux parce qu’ils aiment les mêmes choses 21.

Cela permet de reconnaître un peuple en tant que peuple, même s’il est injuste.

Selon cette définition qui est la nôtre, le peuple romain est un peuple, et la chose romaine est sans aucun doute chose publique 22.

Si donc il existe une cité des impies, elle ne possède assurément pas la justice, mais est une cité.


Aux origines de l’histoire humaine, Abel et Caïn : Chacun d’eux représente au moins la possibilité d’une société radicalement distincte 23. Selon qu’ils suivent l’un ou l’autre exemple, les hommes se distribueront désormais entre deux peuples, celui qui aime le bien, à la suite d’Abel, et celui qui aime le mal, à la suite de Caïn.

Ainsi l’histoire des deux peuples se confond avec l'histoire universelle, ou plutôt, est cette histoire même 24. Il n’y a par conséquent qu’un genre humain, divisé en deux peuples, et Augustin n’a donc jamais conçu l’idée d’une société universelle unique, mais de deux 25.


Elles se distinguent par leur amour : l’une se définit par l’amour de Dieu, jusqu’au mépris de soi, et l’amour de l’esprit. L’autre se définit par l’amour de la chair, du monde, et de soi jusqu’au mépris de Dieu :

Ces deux amours dont l’un est saint, l’autre impur ; l’un social, l’autre privé ; l’un cherchant le bien de tous en vue de la société d’en haut, l’autre réduisant à son pouvoir propre, dans un esprit d’arrogance dominatrice, cela même qui appartient à tous ; […] Ce sont ces deux amours […] qui ont fondé la distinction du genre humain en deux cités. […] Deux cités, l’une des justes, l’autre des méchants, qui durent comme emmêlées dans le temps, jusqu’à ce que le jugement dernier les sépare et que réunie aux bons anges sous leur roi, l’une obtienne la vie éternelle et que l’autre, réunie aux mauvais anges sous leur roi, soit livrée au feu éternel 26.


Sous la plume d’Augustin, les vocables varient pour désigner l’une ou l’autre Cité :
- La Cité de Dieu, ou du Christ / la Cité du Diable
- La société des hommes pieux / la société des impies
- La cité céleste / la cité terrestre
- La cité immortelle, ou éternelle / la cité mortelle ou temporelle
- Jérusalem, qui correspond à une vision de paix / Babel, qui renvoie à la confusion


Il faut se garder d’un contresens fréquent, selon lequel la cité du Diable serait l’Etat, ou une société politique donnée. Les deux peuvent en fait coïncider, mais dans des circonstances historiques déterminées. Ainsi par exemple la société romaine décadente, dans l’étendue de ses vices, n’était rien d’autre qu’ un fragment de la cité du Diable 27.

Les croyants qui vivent dans une telle Cité sont tenus de la supporter patiemment 28.


Ici-bas, les deux cités sont encore mêlées l’une à l’autre.


Toutes les doctrines peuvent être rencontrées dans la cité terrestre : stoïcisme, épicurisme… tandis que la Cité de Dieu, qui aspire à l’universalité, doit être régie par un dogme unique : tous les chrétiens doivent viser la même fin, aimer la même chose. L’unité doctrinale de l’Eglise est donc essentielle : qui rompt la doctrine en embrassant l’hérésie rompt le lien de la Cité, ce pourquoi il faut pourchasser l’hérétique qui ébranle du dedans la Cité de Dieu.

Histoire d’un contresens

La Cité de Dieu et la Cité terrestre sont deux cités mystiques, dont les citoyens sont départagés par la prédestination divine. Leurs peuples respectifs sont celui des élus et celui des damnés.

On assistera à une double tendance des commentateurs :
- Réduire la Cité de Dieu à l’Eglise, oubliant la vision apocalyptique de la Jérusalem céleste : l’Eglise n’en est en fait que la partie pérégrine, travaillant dans le temps à lui recruter des citoyens pour l’éternité
- Confondre la Cité terrestre, cité mystique de la perdition, avec la cité temporelle et politique


Le problème des deux cités est alors devenu celui des deux pouvoirs : celui, spirituel, des papes, et celui, temporel, des Etats ou des princes. Le conflit des deux cités est descendu de l’Eternité dans le temps. Du même coup, la société universelle des hommes est descendue du ciel sur la terre. Et le problème est devenu : puisqu’une même société ne saurait avoir deux chefs, lequel des deux pouvoirs exerce-t-il la juridiction suprême ?

Rien de tel en réalité dans la pensée d’Augustin, victime d’un contresens historique…

Conclusion

Ce n’est là que le début de cet ouvrage très riche, qui présente d’autres penseurs qui se sont eux aussi intéressés à la notion de chrétienté : Roger Bacon, Dante, Campanella…



1 Les Métamorphoses de la Cité de Dieu, Vrin, Paris, 1952, p.29
2 P.30
3 Ibid.
4 Saint Augustin, Epist. 136
5 P.31
6 P.32
7 P.33
8 Ibid.
9 La Cité de Dieu, II, 19
10 P.33-34
11 P.34
12 La Cité de Dieu, 3, 17
13 P.35
14 Ibid.
15 P.36
16 Ibid.
17 Ibid.
18 P.38
19 La Cité de Dieu, II, 21, 1
20 P.41
21 La Cité de Dieu, XIX, 24
22 Ibid.
23 P.48
24 P.49
25 Ibid.
26 De Genesi ad litteram, XI, 15, 20
27 P.55
28 Cité de Dieu, II, 19