La philosophie de Spinoza
Philippe DaninoQuels sont les points saillants de la philosophie de Spinoza, ce penseur hollandais du XVIIe siècle, si controversé en son temps et en sa postérité, mais qui fait aujourd’hui l’objet de tant de commentaires et d’usages en des domaines si variés ?
Conformément à l’esprit de la collection « Repères », l'ouvrage retrace tout d’abord ce que l’on sait de la vie de Spinoza, dans ce contexte exceptionnel des Provinces-Unies du XVIIe siècle. Puis il expose la pensée du philosophe hollandais, avant de consacrer la dernière partie de l’ouvrage à ses œuvres principales.
« Voilà donc la fin vers laquelle je tends » 1
I. Spinoza intitule son œuvre majeure : Éthique. Le titre exprime le projet : expliquer de quelle manière les hommes sont déterminés à vivre, à désirer et à penser et comment, pourtant, à partir de cette nécessité, ils peuvent se déterminer à vivre mieux, d’une vie plus parfaite. Cependant, nous n’avons pas ici affaire à une morale de l’obéissance, mais à une éthique de la connaissance, qui nous permet de déployer la puissance même de notre être, c’est-à-dire de notre désir de vivre et d’être heureux.
Telle est la finalité de l’éthique spinoziste, posée dès le Traité de la réforme de l’entendement.
Si les biens communément poursuivis, à savoir les richesses, les honneurs et les plaisirs, finissent par apparaître comme des maux certains, la seule recherche qui vaille est celle d’un bien solide, dont la possession ait pour fruit une joie continue et souveraine.
Ce bien suprême n’est pas extérieur : il consiste dans la perfection de notre nature et dépend de la connaissance de notre union avec la nature totale. Aussi faut-il avant tout élucider notre pouvoir de connaître, c’est-à-dire ce que Spinoza nommera les genres de connaissance
.
Mais connaître quoi ? Si une chose singulière ne peut être réellement connue que dans sa liaison avec le tout, la connaissance doit se donner comme objet la cause première : Dieu c’est-à-dire la nature
2.
De Dieu et de l’homme
II. En rupture avec le Créateur transcendant des religions traditionnelles, le Dieu de Spinoza n’est rien d’autre que la totalité de la nature elle-même, unique et infinie, dans son pouvoir de production de l’infinité des choses qui la composent, selon des lois nécessaires. Ce Dieu-nature possède une infinité d’attributs dont nous ne connaissons que deux : l’étendue et la pensée.
III. L’homme n’est qu’une partie de la nature, qu’il exprime à sa manière et dont il suit nécessairement les lois ordinaires.
Comme tel, il est également, à son échelle pourrions-nous dire, pensée et étendue, c'est-à-dire unité d’un corps et d’un esprit, lequel est seulement l’idée du corps et des manières dont il peut être affecté. Car, vivant nécessairement parmi d’autres corps et d’autres esprits, il est impossible qu’un individu n’en subisse pas des effets. Tel est le déterminisme (en soi ni bon ni mauvais) auquel tout individu, homme ou caillou, est nécessairement soumis.
La vie affective : de l’individu désirant à l’individu passionné
IV. En tant que phénomènes parfaitement naturels, soumis au déterminisme, nos sentiments et nos passions sont rationnellement explicables. Spinoza en déduit les causes, les formes et leur inconstance.
Or, que l’homme soit une partie de la nature signifie aussi qu’il est une partie de cette puissance infinie qu’est Dieu.
Voilà qui a sa traduction concrète sous le terme de « conatus », cet effort que chaque chose déploie autant qu’elle peut pour persévérer dans son être
3, c'est-à-dire se conserver, continuer d’être et rechercher tout ce qui paraît utile et favorable à son existence. Il en va ainsi de la plante se tournant vers la lumière ou du cupide à l’égard de l’argent – qui lui apportera, imagine-t-il, davantage de sécurité ou de respect. Le désir n’est que le nom du conatus, lorsqu’il y a conscience de l’effort.
Or, nous nous trouvons nécessairement inscrits dans un réseau indéfini de rapports avec d’autres puissances (d’autres esprits, d’autres corps, un aliment, un virus).
Alors que nous nous efforçons seulement de nous représenter et de faire tout ce qui, selon nous, conduit à la joie, ces autres puissances peuvent soit renforcer notre être soit nous nuire. Voilà qui produit alors en nous un sentiment d’accroissement (une joie) ou de réduction (une tristesse) de notre puissance.
Du désir, de la joie et de la tristesse dérivent tous les autres affects, qui en sont donc des formes particulières, tels l’amour (une joie ressentie à l’idée que j’ai de l’objet – une personne, la richesse – qui la cause) ou la pitié (une tristesse née du malheur d’autrui).
Avoir conscience de nos désirs et de nos affects, ce n’est pas pour autant en avoir une connaissance claire ou, comme dit Spinoza, « adéquate ».
Communément, nous subissons l’amour ou la haine sans vraiment en comprendre les causes et les mécanismes réels, qui peuvent provenir d’images que je me fais de moi-même, des objets ou encore des autres qui les convoitent ou les possèdent. Je peux ainsi éprouver de la pitié à la souffrance d’autrui, mais que je le haïsse, sa tristesse me réjouira.
Cet état de passivité et de fluctuation, où jouent à plein l’imagination et les causes extérieures, Spinoza le nomme « servitude », cette impuissance humaine à maîtriser et à contrarier les affects
4.
Si le bonheur est ici en jeu, c’est donc que les hommes, le plus souvent, sont impuissants et malheureux face à des désirs qui les agitent et les mettent en conflit les uns avec les autres.
La vie selon raison : de la servitude à la liberté
V. La tâche ne peut être d’abolir ces causes, mais d’y être moins soumis et d’obéir davantage à soi-même, en comprenant par la raison, telle est notre vertu, les mécanismes du désir et des sentiments.
Mais comprendre véritablement quelque chose n’est jamais une démarche uniquement abstraite : c’est toujours en même temps modifier notre comportement vis-à-vis de cette chose et mieux savoir comment réagir face à elle.
Seule peut avoir un effet libérateur une connaissance qui ne procède plus de l’imagination, mais d’une raison apte à saisir les idées adéquates des propriétés des choses
5.
Dès que nous comprenons que notre amour ou notre haine sont le résultat d’un processus où jouent conjointement l’influence de causes extérieures et les multiples images par lesquelles nous y réagissons, nous cessons d’aimer ou de haïr de façon passive et inadéquate, et parvenons par là à une forme d’autonomie rationnelle.
Mais une telle connaissance ne manque pas en même temps d’être réjouissante, car elle produit elle-même un affect capable de s’opposer à ceux que nous subissons sous l’influence des objets extérieurs. Une force accompagne l’acte même de comprendre, et devenir plus lucide en devenant soi-même cause de ses idées est une joie, plus haute et plus solide, parce qu’elle procède de notre propre puissance.
VI. C’est à cette connaissance rationnelle que ressortit, chez Spinoza, la liberté, qui n’est ni libre arbitre imaginaire, ni héroïque suppression du désir.
Seule une connaissance claire et distincte des affections et des lois qui les régissent, peut rendre l’homme à son pouvoir propre d’être cause ; seule elle est capable de définir, pour chacun, son utile propre
véritable, c’est-à-dire la plus haute joie, qui découle de ce que Spinoza nomme « science intuitive ».
Ce troisième genre de connaissance – qui demeure rationnelle – est celle de l’essence singulière d’une réalité (un homme, un phénomène physique ou affectif), dans ses liens avec l’ensemble de la nature (c’est-à-dire Dieu), qu’elle exprime à sa manière.
Connaître plus profondément la cause d’une chose, c’est comprendre la façon singulière et nécessaire par laquelle elle se combine avec les autres choses, sa façon d’être une partie de ce tout auquel elle appartient. Il s’agit là, par exemple de concevoir notre esprit non plus dans son union avec un corps particulier, existant dans la durée, mais avec l’essence corporelle elle-même.
C’est pourquoi, écrit Spinoza, plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu
6. C’est un tel lien, saisi au terme du parcours de la connaissance, qui conduit à la joie parfaite ou béatitude.
Éthique, religion et politique
VII. Cette connaissance de Dieu s’oppose-t-elle à la religion ? Il convient d’identifier ce que Spinoza entend par « religion ». Deux grandes formes peuvent en être distinguées à travers l’Éthique et le Traité théologico-politique.
Ce dernier se présente comme une défense de la liberté de penser et d’expression que les autorités religieuses mettent à mal en voulant imposer leurs propres vues, réputées d’origine divine.
Encore faut-il déterminer, rigoureusement, ce que dit réellement l’Écriture sainte. Pour ce faire, Spinoza forge une nouvelle méthode, rationnelle et critique, d’interprétation du texte biblique.
Ainsi désacralisée, la parole de Dieu n’en présente pas moins un noyau doctrinal essentiel, articulé à l’injonction d’une obéissance à Dieu, laquelle se ramène à la pratique de la justice et de la charité.
Ce credo minimum de cette religion universelle peut et doit servir, aux yeux de Spinoza, de terrain d’entente entre les croyants des différentes églises, mais également entre les croyants et les philosophes, puisque ses articles de foi s’accordent avec la raison. S’entendre, peut-être, mais surtout ménager soigneusement la séparation entre théologie et philosophie, qui constitue la visée essentielle de tout le Traité théologico-politique et ouvre à la liberté de philosopher.
La religion universelle demeure néanmoins subordonnée aux images collectives d’un Dieu providentiel et de ces pseudo-mystères que sont le Péché originel ou la Résurrection.
Or, l’amour intellectuel de Dieu, que développe l’Éthique, évacue de telles représentations ainsi que l’espérance mêlée de crainte qui les accompagne. C’est cet amour qui s’identifie à la vraie dévotion, à la religion de l’esprit, celle qui relie l’individu aux autres et au tout de l’être de la nature.
Spinoza s’est efforcé de montrer que l’Écriture n’autorise en aucune façon le droit que s’arrogent ministres et théologiens d’intervenir dans les affaires de l’État et d’entraver la liberté de philosopher. Mais la question qui demeure est celle de savoir jusqu’où l’État peut autoriser une telle liberté.
VIII. Les cinq derniers chapitres du Traité théologico-politique se présentent comme une théorie du pouvoir politique et de son fondement.
La position de Spinoza est nette : la démocratie, ou gouvernement du peuple, est le régime le plus naturel, le plus libre et le mieux fondé en raison. C’est dans un tel régime que chaque individu peut le plus jouir de sa liberté de penser.
Encore faut-il étudier le mécanisme des institutions sous l’angle de la souveraineté, dans le but de démontrer à quelles exigences doit satisfaire un régime qui se veut stable, et par quels moyens il peut maintenir son autorité.
C’est là l’objet du Traité politique : étudier, pour chaque type de régime, les conditions sous lesquelles les hommes peuvent vivre ensemble et en paix, et les États être durables.
L’État, établit l’ouvrage, se conserve en conservant ceux qui le composent, c’est-à-dire en assurant la sécurité des citoyens, dont dépendra leur loyauté et leur obéissance. Ainsi, plus la souveraineté coïncide avec le peuple, plus le régime est puissant et stable, et donc capable de préserver la concorde et la paix entre les hommes, ainsi que la liberté.
Les œuvres principales
L’ouvrage se consacre par la suite à l’historique, à la démarche et à la structure des œuvres principales du penseur hollandais – avant de proposer une bibliographie et un index des notions.
Auteur de l'article :
Philippe Danino est professeur agrégé de philosophie en classe préparatoire et docteur en philosophie.
1 Traité de la réforme de l’entendement, § 14
2 Éthique IV, 4, démonstration
3 Éthique III, 6, scolie
4 Éthique IV, préface
5 Éthique II, 40, scolie 2
6 Éthique V, 24