Martin Gibert
MontréalNous découvrons ici le parcours de Martin Gibert, chercheur en éthique de l'intelligence artificielle à l'Université de Montréal...
Etudes, lectures, projets... Voici son témoignage !
Pouvez-vous vous présenter ? Que faites-vous actuellement ?
Je suis chercheur en éthique de l’intelligence artificielle à l’Université de Montréal. Plus précisément, je suis affilié au Centre de Recherche en Éthique (CRÉ) et à l’Institut de valorisation des données (IVADO). Parfois, je me dis que j’ai trouvé le job de rêve pour un philosophe : l’intelligence artificielle, c’est vraiment une mine de nouvelles questions et de concepts à explorer. Voilà, en gros, je suis payé pour penser à ça. Bon, ce n’est pas tout à fait vrai : je dois aussi répondre à des courriels, aller à des réunions et vérifier mes notifications Facebook.
Lorsque Facebook (et LibGen) n’existait pas encore, j’ai étudié la philo en France ; à Clermont-Ferrand, Toulouse et Paris. Comme j’avais obtenu le CAPES, j’ai eu la chance d’être coopérant du service national dans les deux lycées français de Montréal. J’ai ensuite enseigné un an en Tunisie comme « résident » avant de me mettre en disponibilité de l’Éducation nationale et de m’installer pour de bon au Canada. C’est là que j’ai entrepris un doctorat en psychologie morale sous la direction de Christine Tappolet, une spécialiste des émotions et de métaéthique. Dans ma thèse, je soutenais que l’imagination a une fonction épistémique : elle enrichit notre connaissance morale, notamment par la prise de perspective, le voir-comme et les métaphores ou la pensée contrefactuelle. C’est devenu un livre, L’imagination en morale (Hermann 2014).
J’ai ensuite fait un postdoc à l’Université McGill – je ne voulais plus quitter Montréal! – avec quelques velléités en philo expérimentale. J’ai aussi profité de cette période pour mettre en application mes analyses sur la perception morale au domaine de l’éthique animale. Dans Voir son steak comme animal mort : véganisme et psychologie morale (Lux 2015), un livre plus grand public que le précédent, j’essaye notamment de comprendre pourquoi les gens ont tant de mal à boycotter l’exploitation animale alors qu’ils sont en général d’accord sur le fond : on ne devrait pas infliger sans nécessité des souffrances ou la mort à des êtres sentients.
Je suis par ailleurs intellectuellement engagé dans le mouvement végane/antispéciste. Après avoir été rédacteur en chef de l’éphémère Véganes magazine, je suis aujourd’hui corédactrice en chef (nous utilisons le féminin par défaut) de l’Amorce, revue contre le spécisme. C’est une position privilégiée pour voir se constituer « en direct » un nouveau champ moral et politique : il y a plusieurs débats et problèmes passionnants que révèle l’antispécisme et l’enjeu est de taille puisqu’on parle des conditions de vie et de mort de centaines de milliards d’individus.
Pour ce qui concerne l’enseignement, j’ai une charge de cours en Pensée critique et dialogue à l’Université du Québec à Montréal. J’aime bien. C’est un domaine dont les profs de philo devraient davantage se saisir: ils et elles sont probablement les mieux outillés pour ce type de cours. Enfin, je collabore comme coéditeur de la section « morale » de l’Encyclopédie philosophique en ligne, un beau projet qui commence à être bien fourni.
Quel souvenir gardez-vous de vos études ?
J’ai plutôt de bons souvenirs de mes études en France. Mais je peux maintenant comparer avec le Canada. Je trouve par exemple dommage que ce soit le programme de l’agrégation (le Championnat de France!) qui dicte le plus souvent les enseignements universitaires. J’ai l’impression que ça perpétue une approche assez conservatrice de la philosophie.
Ce qui me frappe aussi, c’est combien l’aspect « concours et hiérarchie » est présent à l’université – et au lycée, et sur France culture, un peu partout en fait. En Amérique du nord, les choses paraissent beaucoup plus horizontales. Les étudiant.es au doctorat sont considérés comme des collègues par les autres chercheurs. Les profs ne vous regardent pas de haut. Bref, c’est plus sympa.
Et tant qu’à traverser l’Atlantique, j’ai décidé d’aller voir du côté obscur de la force. En deux mots : c’est mieux. Avec l’approche analytique, j’ai compris qu’on pouvait chercher à résoudre sérieusement des problèmes philosophiques. On est loin des philosophes artistes et solitaires à la Deleuze qui ne fournissent pas d’arguments pour soutenir leurs thèses. Avec le recul, je regrette de n’avoir pas été en contact plus tôt avec la tradition analytique.
Quel est le livre de philosophie qui vous a particulièrement passionné ?
J’ai toujours préféré la pensée contemporaine à l’histoire de la philosophie. Plus jeune, j’ai beaucoup lu Deleuze, j’aimai son humour, son intelligence et son côté machine à idées. Ensuite, lorsque j’ai découvert l’éthique, plusieurs livres de Peter Singer et de Ruwen Ogien m’ont marqué. Ceci dit, au quotidien, je lis surtout des articles un peu chiants (mais raisonnables et rigoureux) qui s’insèrent dans des débats assez techniques.
À l’heure actuelle, je dirais que les philosophes qui m’intéressent le plus sont en général de ma génération et qu’ils et elles sont souvent engagés dans le mouvement antispéciste: je pense notamment à la spécialiste en éthique animale Valéry Giroux, à l’écoféministe Christiane Bailey ou à la théoricienne du black veganism, Syl Ko.
Quels sont vos projets, vos travaux de recherche ?
J’essaye d’alimenter un blog d’éthique de l’IA, la quatrième blessure. Je donne des conférences dans des Cégep (l’équivalent des lycées) et je collabore à des missions éducatives et des projets de recherches. Ces temps-ci, je prépare un article avec un collègue sur le statut moral des IA et je termine un livre d’introduction à l’éthique de l’IA centré sur la question des agents moraux artificiels. Il devrait sortir au printemps 2020 au Québec - rien n’est encore décidé pour la France. Enfin vous pourrez retrouver mes articles sur mon site.
Merci Martin, pour ce témoignage !
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