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couverture du livre

Deleuze et la mort - Chemins dans l'Anti-Œdipe

Cet ouvrage montre que la construction conceptuelle élaborée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, livre emblématique des « philosophies du désir » dans les années 1970, repose sur la notion de pulsion de mort.


L’incorporation de la négativité hégélienne

L’hostilité de Deleuze à l’égard de l’hégélianisme tient en partie à la façon dont Hegel définit la vie comme ce qui est essentiellement malade, divisé, et la mort comme une « maladie originaire » qui habite le vivant et monte lentement en lui. Elle explique aussi l’affiliation de Deleuze à la philosophie de Spinoza, pour qui la mort ne vient pas du dedans mais est extérieure et découle toujours d’une mauvaise rencontre.

Pourtant, L’Anti-Œdipe contient l’idée que la sécrétion du désir dans les « synthèses machiniques » de l’inconscient a pour moteur une certaine répulsion à l’égard de la vie : la vie pulsionnelle démarre par une division interne, par l’acte de se repousser soi-même (ce que Hegel nomme une « relation négative »).

Les machines désirantes dans lesquelles circule le désir sont repoussées de la totalité qu’elles constituent (« corps sans organes ») en une « répulsion paranoïaque » ; elles agressent cet « énorme objet non différencié » qui ne renvoie qu’à une prise de vue extérieure et statique sur leur état.


La métapsychologie construite par Deleuze se fonde sur cet excès sur soi de la vie libidinale, excès qui se manifeste de façon privilégiée dans les cas cliniques où une trop grande quantité d’excitations impossible à intégrer à l’appareil psychique conduit à un état douloureux de saturation (masochisme érogène, hypocondrie, …) ou dans les situations où, sous la pression d’une nécessité intérieure vitale, la vie ne peut se maintenir qu’à travers l’exposition au danger.

Le sujet se réinvente alors dans des pratiques où il peut élaborer une telle contradiction activement supportée. Le « spinozisme de l’inconscient » dont parle Deleuze à propos de L’Anti-Œdipe renvoie donc moins à la recherche des conditions de conservation de soi qu’à une prise de risque qui réclame une forme de prudence.

L’expérience de la mort

Pour Deleuze et Guattari, qui s’inspirent des observations cliniques de Jean Oury relatives aux pulsions schizophréniques, de même que les psychotiques sont contraints de « fabriquer des pulsions » (construction d’un « pseudo-objet a ») pour supporter une trop grande proximité avec le réel (marquée par l’érosion du symbolique), le désir ne peut être déterminé comme « machinique » que lorsque le sujet désirant est créatif et tente de faire marcher les choses ensemble, comme s’il assemblait une machine censée produire des choses extraordinaires.

D’où l’idée que le désir est « agencé », « machiné », et que la libido est l’énergie propre à ces machines désirantes.

Mais la « vie qui désire », l’écoulement de la libido dans les séries de machines désirantes connectées, n’est pas séparable d’une « mort qui désire », à savoir d’une expérience intensive de la mort, voyage sur le corps sans organes conçu comme ensemble immobile et indifférencié des machines-organes.

Dans une telle expérience intensive, la mort cesse d’être saisie par le sujet comme l’autre de la vie : vie et mort sont co-présentes (disjonction inclusive) dans la subjectivité schizophrénique, que Deleuze prend pour modèle.

La relance de l’économie libidinale

Deleuze distingue cependant la pulsion de mort machinique qui anime le sujet désirant de l’instinct de mort qui émane du capitalisme et de sa « rationalité pathologique » :

L’entreprise de mort est une des formes principales et spécifiques de l’absorption de la plus-value dans le capitalisme

Il s’agit là d’une mort diffuse, contagieuse, dont le mythe moderne des zombies, schizos mortifiés, bons pour le travail, ramenés à la raison, donne une image fidèle.

L’instinct de mort renvoie à la contradiction réelle et toujours plus prononcée entre la rationalité accrue des méthodes de production dans la société et l’irrationalité constante que l’on détecte dans le fonctionnement et la conception de l’ensemble.


La tâche de la « schizo-analyse » consisterait à contrer les effets de cette rationalité pathologique, à nettoyer l’inconscient et à relancer son fonctionnement réel : la relance de l’économie libidinale machinique implique un travail de construction par chacun de ses machines désirantes, c’est-à-dire d’un rapport au réel où tout devient organe, objet-partiel et partie intégrante d’un circuit libidinal.

Le schizophrène, tel que le conçoit Deleuze, est un « producteur universel » qui bricole pour reconstruire intégralement ses circuits libidinaux et son corps inhabitable. « Schizophréniser l’inconscient » de sujets jusqu’alors structurés par le refoulement et les schémas œdipiens signifie donc les inviter à se comporter en schizophrène, mais sous une forme artificielle, non pathologique.

Il est alors nécessaire de suivre des indices tels que les lignes de fuite, de résistance aux pressions, pour atteindre la vie même des pulsions, à savoir les machines désirantes, qui ne sont pas nécessairement des machines techniques ni même des entités représentables mais souvent des éléments qui n’existent que sous une forme dispersée sur un plan sub-représentatif et « moléculaire ».

Conclusion

Loin d’être une ode au désir libéré de toute entrave, L’Anti-Œdipe peut être lu comme un essai marqué par une tonalité mélancolique : il ne promet une relance de l’économie du désir qu’en proposant à chacun de devenir un « schizophrène artificiel » capable d’arrimer le sentiment de soi à des identifications provisoires et contingentes.

Il indique surtout que le processus désirant, comportement « sans intention ni but », est toujours largement encrypté et aliéné dans la production sociale.

Auteur de l'article :

Fabrice Jambois est professeur agrégé de philosophie & docteur en philosophie.