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couverture du livre

Épicure aux enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge

La figure de l’épicurien jouisseur serait-elle une invention médiévale ? A-t-il fallu attendre la redécouverte de Lucrèce au XVe siècle pour que la philosophie épicurienne retrouve ses lettres de noblesse ? La notion de plaisir a-t-elle joué un rôle dans les débats philosophiques du Moyen Âge ?

En répondant à ces questions, ce livre propose une nouvelle histoire de la réception d’Épicure et de sa philosophie, qui vient rompre avec certaines idées reçues.



Loin d’avoir été inconnue jusqu’au XVe siècle, la pensée épicurienne a fait l’objet d’intenses débats au Moyen-Âge, allant de l’anathème religieux à l’éloge philosophique.

Comprendre cette histoire suppose en effet de distinguer d’un côté l’origine et la fonction de la figure de l’épicurien hérétique, athée et hédoniste, de l’autre la réception philosophique de la sagesse d’Épicure, laquelle prend un tournant décisif au XIIe siècle. Si la caricature de l’épicurien dépravé qui ne croit pas en Dieu est née dans l’Antiquité, le Moyen Âge l’a rendue populaire en l’identifiant à un certain nombre de figures bibliques bien connues.

Par ailleurs, si aucun penseur du Moyen Âge n’accepta sa physique matérialiste ou sa critique de la religion, dès le XIIe siècle, certains n’hésitèrent pas à reprendre pour eux une partie de l’éthique d’Épicure. On retrouve cette même ambiguïté jusqu’au XVIIe siècle, y compris chez les humanistes de la Renaissance : on critiquait publiquement l’épicurien vulgaire, mais on louait la sagesse d’Épicure dans des cénacles plus restreints.

Le lent retour d’Épicure en philosophie ne peut donc s’analyser que sur le temps long. C’est ce que ce livre tente de montrer.

L’épicurien hérétique

Dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce rapporte un certain nombre de propos malveillants à l’encontre d’Épicure. Outre les attaques philosophiques, fréquentes, visant son matérialisme, son refus de toute providence ou encore le rôle qu’il accorde au plaisir, on visait l’homme, ses mœurs et ses croyances.

Or, comme le montre le livre, un changement important s’opère à partir du IIe siècle de notre ère, lorsque l’épicurien devient une figure de l’hérésie. Une telle association est née dans les confins orientaux de l’Empire romain, de l’Asie Mineure à l’Égypte, où les premières sectes chrétiennes étaient en concurrence avec les écoles philosophiques païennes, et notamment celles des épicuriens.

On prend véritablement la mesure de cette compétition en lisant les apologies du christianisme envoyées à des dignitaires romains, parfois même à l’empereur. L’épicurien y apparaît comme le penseur païen le plus immoral et le plus éloigné des pratiques morales et religieuses romaines, à l’opposé du christianisme, présenté comme pleinement compatible avec ces valeurs.

Rapidement, ces attaques contre les philosophes se sont transformées en discours contre les hérétiques. Car si le terme grec hairesis désignait au départ un groupe ou une secte, sans connotation religieuse, il prend un sens nouveau à cette époque et permet un rapprochement inédit entre les hérésies religieuses et les écoles philosophiques, en établissant un lien consubstantiel entre les deux types de sectes. Les têtes de file des mouvements hérétiques seraient en réalité des philosophes déguisés.

Petit à petit, par des raccourcis aberrants, tant ils sont éloignés de la philosophie d’Épicure, on a fait de l’épicurien l’hérétique par antonomase. Une stratégie que l’on retrouve, sous des formes légèrement différentes, dans le judaïsme et l’islam, auxquels le livre offre une place significative.

Un usage pastoral de la figure de l’épicurien

L’image de l’épicurien hérétique, symbole de l’athéisme et de l’hédonisme vulgaire, n’est donc aucunement une création médiévale, bien qu’on la retrouve jusque dans la Divine comédie de Dante, qui place Épicure et ses disciples au sixième cercle de l’Enfer parmi les hérétiques.

À partir de cet héritage antique, le Moyen Âge a forgé un « portrait biblique » de l’épicurien, en faisant correspondre au philosophe antique plusieurs figures de l’Ancien et du Nouveau Testament. L’épicurien n’était autre que l’insensé des Psaumes qui a dit dans son cœur que Dieu n’existe pas ; il était aussi le personnage de l’Ecclésiaste qui tire du constat de la vanité du monde qu’il faut jouir de tous les plaisirs ; il était enfin celui qui s’écrie « mangeons et buvons, car demain nous mourrons » dans Isaïe.

Outre ce nouveau portrait de l’épicurien, c’est surtout l’usage de cette figure qui évolue pendant la période médiévale pour occuper une place très importante dans ce que Jean Delumeau appelait la pastorale de la peur. Le peuple devait se reconnaître dans ce portrait de l’épicurien hérétique et craindre de subir les châtiments de l’enfer qui lui étaient réservés. C’est pourquoi il occupe une place singulière dans les sermons.

Être épicurien, c’est-à-dire ne pas croire ou mal croire, ou être guidé par les seuls plaisirs terrestres, c’était devenir un chrétien hérétique. En raison de la multiplication de cette parole publique des théologiens, cette représentation de l’épicurien est devenue extrêmement populaire et on la retrouve très vite dans la littérature et la poésie, y compris populaires.

On peut donc affirmer que l’Enfer de Dante exprime une vision d’Épicure qui est l’aboutissement de cette logique à l’œuvre dans la prédication médiévale.

Une première réhabilitation d’Épicure au Moyen Âge ?

Dans l’ombre de cette littérature théologique et pastorale, on trouve dès le XIIe siècle des textes qui louent la sagesse d’Épicure. On constate ainsi l’existence d’un double discours : l’un est adressé au peuple, l’autre se limite aux débats savants. La seconde moitié d’Épicure aux enfers analyse ce discours positif sur l’ascétisme épicurien censé servir de modèle pour l’éthique chrétienne.

Outre les jugements très favorables de Pierre Abélard, Guillaume de Malmesbury ou Jean de Salisbury, Épicure trouve place dans de nombreux recueils de « Vies de philosophes », dès le XIIIe siècle, soit deux siècles avant la traduction latine de Diogène Laërce. Ces textes sont le plus souvent des collages de citations extraites d’auteurs classiques – en particulier Sénèque – et des Pères de l’Église. Épicure y ferait presque figure de moine avant l’heure : il méprise les biens extérieurs, les honneurs, la richesse et les abus en tout genre. S’il fait usage des plaisirs, c’est un usage mesuré, toujours réglé par la vertu. Il est donc considéré comme un grand sage, dont les traits n’ont plus rien en commun avec ceux de l’épicurien hérétique.

Paradoxalement, lorsque les humanistes s’emparent de ce genre littéraire à l’époque de Pétrarque, ils se montrent beaucoup plus critiques vis-à-vis d’Épicure que ne l’étaient les auteurs dits « scolastiques », de manière souvent péjorative. Malgré la rareté des sources, l’intérêt pour la sagesse épicurienne était donc ancien et les premiers humanistes n’y étaient guère favorables, contrairement à une idée répandue.

Le plaisir retrouvé

Les premiers éloges d’Épicure au XIIe siècle, puis les Vies d’Épicure des XIIIe et XIVe siècles, insistaient sur la dimension intellectuelle du plaisir épicurien. Mais cette vision ascétique de la philosophie épicurienne s’est aussi accompagnée de débats philosophiques plus précis sur le rapport entre vertu et plaisir, ou encore sur la nécessité des plaisirs corporels.

Parmi ces débats, celui inauguré par les médecins dès le XIIe siècle s’avère particulièrement riche d’enseignements. Contre Épicure, dont ils connaissaient certaines idées à travers Galien, ils défendaient la nécessité du plaisir sexuel, non seulement pour le corps, mais aussi pour l’équilibre de l’esprit. Ils allaient donc plus loin que la philosophie du Jardin dans la réhabilitation du plaisir, retrouvant, sans le savoir, les analyses de Lucrèce. Dans le De natura rerum, Lucrèce situait en effet les maux de l’amour dans la passion, non dans la sexualité.

La plupart des thèmes qui deviendront importants durant la Renaissance étaient donc déjà abordés au Moyen Âge. Il leur manquait certes l’érudition des humanistes pour décrire avec précision les thèses d’Épicure, mais il en donnait malgré tout un aperçu qui n’avait plus rien à voir avec l’image populaire de l’épicurien hérétique, athée et hédoniste.

Le dernier chapitre montre ainsi comment les humanistes, y compris les plus enclins à vanter l’épicurisme, ont finalement apporté peu de choses aux discours positifs du Moyen Âge du point de vue du contenu philosophique. Le ton a certes gagné en liberté, la précision historique était plus grande, la langue plus belle et la rhétorique plus efficace, mais on ne saurait attribuer tous les mérites aux humanistes italiens dans la redécouverte de l’épicurisme.

La réception d’Épicure sur le temps long

Les dossiers abordés dans ce livre viennent donc combler un vide dans les études sur la réception de l’épicurisme (par exemple dans Le Christianisme hédoniste de Michel Onfray ou le volume de la pléiade Les Épicuriens dirigé par Jackie Pigeaud qui font l’impasse sur le Moyen Âge).

Ils viennent surtout remettre en cause l’idée répandue (et récemment mise en scène de manière brillante par Stephen Greenblatt dans Quattrocento) selon laquelle l’épicurisme aurait été redécouvert au XVe siècle seulement, grâce à l’humaniste Poggio Bracciolini, qui ramena en Italie un manuscrit (médiéval) de Lucrèce.

Au terme du parcours proposé dans le livre, il semble plus juste de dire que ce retour des idées épicuriennes à la Renaissance n’aurait sans doute pas été possible sans le premier travail historique et philosophique des savants du Moyen Âge. Car c’est bien pendant l’Antiquité que l’on a placé Épicure aux enfers et c’est au Moyen Âge qu’il a commencé à en sortir.

Auteur de l'article :

Aurélien Robert, directeur de recherche au Laboratoire SPHERE UMR 7219, CNRS – Université de Paris – Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne