L’épicurisme antique après Épicure
Claude GontranIl est courant de lire Épicure (3ème siècle av. J.C.) à travers les textes de ses disciples, notamment Lucrèce et Philodème (1er siècle av. J.C.), du fait de la rareté des œuvres du philosophe et de la revendication de fidélité dogmatique des disciples.
La recherche se tourne également désormais vers les fragments épicuriens retrouvés dans les papyrus d’Herculanum, sans y trouver une remise en cause de la fidélité des épicuriens, qui auraient simplement adapté l’épicurisme aux conditions de l’Empire romain.
Je pense plutôt qu’une pensée qui se voulait pratique et associait la connaissance du monde à une vie politique fondée sur l’amitié a été transformée par eux en un enseignement de sagesse chez Philodème se donnant un fondement physique mécaniste chez Lucrèce.
Enseignement de sagesse ou pratique de l’amitié ?
Philodème suit le modèle des écoles philosophiques qui seront institutionnalisées ensuite par l’Empire romain : il dispense à une élite sociale et intellectuelle un enseignement de sagesse polémiquant contre les autres écoles.
Il propose une thérapeutique des passions, et veut adapter l’épicurisme aux exigences morales de l’Empire, pour qui plaisir et vertu sont incompatibles. Quant à l’amitié, elle n’est plus chez lui le fondement d’une société future, mais le privilège des relations entre sages. La foule se contentera de la bienveillance philanthropique du sage.
Épicure avait une tout autre ambition. S’adressant à toutes les composantes de la société, il pratiquait le « philosopher ensemble », sumphilosophein, qui n’impliquait pas une relation de maître à disciple, mais, à travers un échange où prévalait la liberté de parole, parrhèsia, visait la correction mutuelle de nos erreurs de jugement sur les conditions pour éliminer les causes de trouble du vivant, et la recherche, conjointe, de la sécurité parmi les hommes.
L’amitié ainsi bâtie sur l’intérêt à ne pas se nuire mutuellement trouve sa plus belle expression dans la maxime capitale 27 : De tous les biens que la sagesse nous procure en vue de la félicité de la vie tout entière, de loin le plus grand est la possession de l’amitié
.
En plaçant ces mots-clés aux deux extrémités de sa phrase, Épicure souligne le renversement qu’il opère du rapport philosophique classique : la philosophia n’est pas l’amour (philia) de la sagesse (sophia), mais la sagesse par l’amitié.
« Vivre caché » ou construire un projet politique ?
Les épicuriens d’époque romaine ont donc fui la vie politique. Lucrèce enjoint à son ami Memmius de renoncer à la carrière politico-militaire de l’aristocrate romain ; il prône le repos du sage derrière les hautes murailles de la science qui le protègent des tempêtes de la vie (De la nature des choses, II, 7-8). Philodème se place sous la protection des Pison dans la luxueuse villa d’Herculanum.
Tous se réclament de la recommandation d’Épicure de « ne pas faire de politique », ce que Plutarque, le virulent adversaire de l’épicurisme, résume dans une formule qu’il attribue librement à Épicure : « Vis caché ».
Mais pour le philosophe du Jardin « ne pas faire de politique » signifiait ne pas s’impliquer dans les institutions politiques de la cité, organes d’intégration à l’ordre des classes dominantes, redoutablement efficace entre les mains des successeurs d’Alexandre qui, après avoir conquis la Grèce et l’Asie Mineure, décrétaient « libres et indépendantes » les cités… qu’ils avaient soumises.
Or Épicure n’en est pas resté aux limites de son Jardin. Si celui-ci symbolisait une authentique indépendance, son propriétaire, avec de plus amples ambitions, fondait des cercles d’amis partout où il le pouvait, et notamment en Asie Mineure, terre de ses premiers amis. La Sentence vaticane 52, qu’il faut attribuer soit à lui-même soit à l’un de ses proches, proclame L’amitié mène sa ronde autour du cercle des terres habitées, nous enjoignant tous à la félicitation mutuelle
[traduction personnelle].
Le courant a effectivement traversé toute l’Antiquité, non pas sous forme d’écoles protégées par les pouvoirs en place, mais de cercles disséminés indépendants des pouvoirs et cherchant à propager une autre forme de rapports humains, fondés sur l’entente pour ne pas se nuire mutuellement.
L’exemple le plus frappant est, entre le deuxième et le troisième siècle de notre ère, l’inscription de Diogène d’Œnoanda, symboliquement placée sur les murs de l’agora de sa petite cité de Lycie, adressée à ses concitoyens comme aux étrangers de passage, et appelant de ses vœux une cité sans remparts et sans division de classes (fr. 56 Smith). Par-delà les théoriciens d’époque romaine, l’inscription d’Œnoanda perpétue l’essentiel d’un projet épicurien authentique.
Peut-on fonder un contrat social sur l’intérêt personnel ?
Les théoriciens antiques de l’épicurisme rencontrent l’objection des autres courants selon laquelle l’amitié, philia, ne peut être fondée sur l’intérêt personnel, mais sur l’amour désintéressé du prochain. De même, le fait de ne pas se nuire mutuellement ne définit pas la justice aux yeux d’un platonicien, car il a pour fondement la crainte de la répression.
Sensibles à ces objections, les épicuriens échafaudent une hiérarchie de l’humanité distinguant le commun des mortels, conduit par la peur du châtiment, les hommes qui ont besoin d’être éclairés et les sages, seuls capables d’une entente mutuelle sans contrainte. Une coercition étatique est donc nécessaire pour la plupart des hommes. On n’est plus loin des façons de voir des autres penseurs.
Hermarque, successeur immédiat d’Épicure, élabore également une généalogie de l’humanité au cours de laquelle cette conception de la justice se fait jour progressivement dans les tourmentes de l’histoire. Lucrèce reprend cette analyse.
Épicure voyait-il ainsi les choses ? Dans la maxime capitale 26, il précise que, parmi les trois types de désirs (vains, naturels et non nécessaire, naturels et nécessaires), une fois écarté le danger des désirs vains, ceux qui sont simplement naturels sont susceptibles de nous créer de l’insatisfaction ou du tort ; or, cette notion de « tort » est reprise ensuite dans les maximes définissant la justice, qui consiste à ne subir ni commettre aucun tort.
Il suffit donc d’être capable de se fonder principalement sur les désirs naturels et nécessaires pour garder le cap de la justice, sans que cela requière la moindre contrainte.
Dès lors, l’absence de torts commis trouve son corollaire dans le fait de ne pas en subir, et la réciprocité qui en résulte se traduit dans les termes de l’amitié comme dans ceux de la justice, qui peuvent à eux seuls sceller le pacte social. Loin que l’intérêt personnel soit égoïste et impolitique, il est le meilleur garant de l’amitié au sens le plus politique qui soit.
L’homme qui espérerait pouvoir en toute impunité commettre secrètement un tort n’aurait pas conscience que la réciprocité inhérente à l’amitié démasquerait nécessairement ce tort. Son intérêt personnel bien compris l’en détournerait.
Dans ce cas, l’amitié n’est pas l’apanage d’une élite ; elle se fonde sur notre nature même, qui réclame absence de trouble et sécurité parmi les hommes.
Ressembler aux dieux, ou être des dieux ?
Lucrèce et Philodème définissent les dieux comme immortels au sens où ils sont physiquement des agrégats indestructibles, d’une façon ou d’une autre (chacun y va de sa théorie, tout comme l’épicurien Velleius à qui Cicéron donne la parole dans De la nature des dieux).
Les hommes, mortels, agrégats destructibles, ne peuvent donc pas prétendre être des dieux. Tout au plus peuvent-ils tendre à se rapprocher d’eux. À défaut d’indestructibilité, les mortels pourront partager en partie le bonheur divin.
Philodème, un peu comme Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, désigne ce bonheur indifféremment par deux termes, makariotès, que je traduis par « félicité », et eudaimonia, à laquelle je réserve le mot « bonheur ». Traditionnellement, la félicité, makariotès, désigne le bonheur divin ou celui qu’éprouve l’homme qui partage passagèrement les plaisirs divins. Eudaimonia concerne le bonheur en général, ou celui d’une cité bien dirigée.
Or il se trouve que dans la plupart des cas Épicure désigne comme félicité la condition des hommes vivant selon l’entente mutuelle pour ne pas se nuire. En outre, il associe fréquemment cette félicité à l’indestructibilité. La maxime capitale 1 dit que L’être bienheureux [makarion : qui connaît la félicité] et indestructible ne subit ni ne cause de tort à autrui
.
Cette formule, qui concerne nommément le dieu au début de la Lettre à Ménécée (§ 123), est ici reprise au genre neutre, ce qui lui donne un caractère général ; or les dernières maximes, nous l’avons vu, traitent de l’absence de torts mutuels dans les sociétés humaines. Qu’en déduire, sinon que les hommes suivant ce mode de vie dans l’amitié vivent comme des dieux ?
Et la même Lettre qui débutait par la prolepse – ou anticipation – du dieu s’achève (§ 135) sur la phrase : … et tu vivras comme un dieu parmi les hommes, car il ne ressemble en rien à un animal mortel l’animal homme dans les biens immortels
. [d’après la traduction de J. Bollack]. J’interprète « comme un dieu » au sens de « en tant que dieu », et « parmi les hommes » non pas dans un sens distinctif, mais au contraire selon le principe de l’amitié.
Comment comprendre cette divinisation intégrale de l’homme ? Non pas, comme on l’a encore récemment proposé, comme un dérapage mystique, une dérive religieuse, mais au sens où l’indestructibilité selon Épicure n’est pas seulement physique, mais aussi morale : si l’on peut supposer que les dieux bénéficient des deux formes d’indestructibilité, celle des hommes est uniquement morale : les liens de l’amitié sont indestructibles par-delà la mort de tel ou tel. C’est sur ce point que s’achèvent les Maximes capitales (MC 40).
Ce mot d’indestructibilité n’est en général pas employé par les Anciens pour désigner les dieux : ils en restent aux notions d’ « immortalité » et d’ « éternité ». Épicure l’a donné comme synonyme de ces mots pour y ajouter un contenu nouveau, dont se sont détournés ses successeurs, perdant de vue l’horizon politique de l’amitié.
« Le plaisir est la fin »…oui, mais… « de la vie bienheureuse »
Cicéron se déchaîne dans Les fins contre le plaisir comme fin, et lui oppose la vertu. Les épicuriens tentent de le défendre en affirmant qu’il est la fin de tous les animaux, et de le racheter en citant Épicure, pour qui le plaisir ne peut se dissocier d’une vie belle et juste (Ménécée 132, maxime capitale 5). En quelque sorte, compensé par ces vertus, il deviendrait présentable.
Or la vie belle et juste, selon Épicure, est la vie dans l’amitié, dont nous nous donnons le modèle, nous l’avons vu, dans la prolepse des dieux. Selon Ménécée 128, le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse
. Il ne s’agit donc pas de le tempérer, mais de ne pas le séparer de la félicité.
Conclusion
1) Ce choix de présentation ne doit pas occulter le fait qu’en réalité j’ai autant convoqué, implicitement, les questions physiques que l’éthique : l’indestructibilité est avant tout celle des atomes dans la dissolution des agrégats et des mondes, et la société humaine n’est en définitive qu’un agrégat d’agrégats. Le corps social suit les mêmes lois que les corps physiques et les mondes.
Mais dans le mouvement permanent de naissance et de mort, la nature, la phusis – étymologiquement ce qui naît, se développe et meurt » – se donne à elle-même ces lois et fait son propre apprentissage (Lettre à Hérodote, § 75). Le trouble qu’elle combat est autant le désordre physique que le trouble des esprits. Par conséquent, combattre le trouble de son esprit n’est pas une thérapeutique pour s’aider à supporter le mal de vivre (ce qui a souvent été proposé), mais un besoin vivant fondamental.
Notre pensée n’est pas spéculation gratuite : elle s’inscrit pratiquement dans la compréhension de nos besoins, et cette compréhension ne peut que nous donner une vision globale véridique du monde qui nous entoure, débarrassé de toutes les fables.
2) Je n’ai pas évoqué le combat mené par les écoles adverses, qui, combiné avec l’hostilité des pouvoirs en place, a causé toutes les révisions dont j’ai fait état au sein de l’épicurisme : un chapitre de mon livre les analyse longuement.
D’autre part, j’ai choisi de présenter les choses à l’envers, partant des épicuriens pour revenir à Épicure, au rebours du livre, qui commence par résumer les analyses d’un autre ouvrage, Pour une relecture d’Épicure. Les fondements pratiques de son matérialisme (L’Harmattan, mars 2024).
Auteur de l'article :
Docteur en philosophie et en grec ancien, Claude Gontran est professeur agrégé de lettres classiques, en retraite.