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couverture du livre

De Canguilhem à Foucault, la force des normes

On remarque que quelque chose vient rapprocher les pensées de Canguilhem et Foucault : une réflexion sur la notion de norme.

Une similitude que Pierre Macherey explore, dans cet ouvrage qui consiste en un recueil d'articles.


Présentation

De Canguilhem à Foucault, la force des normes regroupe cinq articles de Pierre Macherey. Leur unité n’a rien d’évident, tant du point de vue de leurs contextes de production, qui s’échelonne de 1963 à 1996 sur toute la carrière de Macherey, que de leurs objets :


« La philosophie de la science de Georges Canguilhem. Epistémologie et histoire des sciences » est la transcription d’un exposé d’étudiant que Macherey propose à l’ENS en 1963. Il livre une présentation générale de l’œuvre de Canguilhem.

« Pour une histoire naturelle des normes » a été écrit vingt-cinq ans plus tard, pour la rencontre internationale « Michel Foucault philosophe » qui a lieu en 1988 au Théâtre du Rond Point à Paris. Il s’agit cette fois de rendre compte de l’unité philosophique de l’œuvre de Michel Foucault.

« De Canguilhem à Canguilhem en passant par Foucault » est publié pour la première fois en 1993 dans les actes du colloque Georges Canguilhem, philosophe et historien des sciences. L’article aborde le thème du rapport intrinsèque de la vie à la mort, à travers une lecture parallèle de l’Essai sur quelques problème concernant le normal et le pathologique de Canguilhem et Naissance de la clinique de Foucault.

« Georges Canguilhem : un style de pensée » a été commandé par une revue d’enseignants de philosophie, Les Cahiers philosophiques, pour un numéro consacré à Georges Canguilhem en 1996. Dans une perspective commémorative, Macherey raconte la sidération suscitée chez lui par l’enseignement de l’épistémologue.

« Normes vitales et normes sociales dans l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique » reprend le contenu d’une intervention prononcée au Xème colloque international d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse qui s’est tenu à l’hôpital Sainte-Anne en 1993. Elle s’efforce d’expliciter la thèse principale de l’ouvrage de Canguilhem : pour comprendre le rapport de la vie aux normes, il faut passer de l’idée de « normalité » qui guide la biologie positiviste à celle de « normativité ».

Un problème commun

Dans un avant-propos particulièrement éclairant, Macherey justifie le regroupement de ces cinq articles en un volume. Leur unité tient à une même problématique qui traverse l’ensemble ; problématique qui permet aussi de tirer, selon Macherey, le fil secret 1 reliant philosophiquement Canguilhem et Foucault. C’est du statut des normes dont il est chaque fois question, ainsi que de la nature de leur force : Comment, sur les différents plans où elles opèrent, agissent les normes, avec leurs caractères propres de normes qui interdisent de les assimiler à des lois décidées et instituées [?] 2.

Les deux auteurs partagent donc une interrogation, ce qui ne suppose aucunement l’identité des thèses qu’ils sont amenés à développer pour y répondre. Toutefois, sans assimiler les propositions de Canguilhem et celles de Foucault, il est possible de distinguer des similitudes dans les orientations qu’elles suggèrent. C’est tout l’intérêt du recueil de Macherey que de les mettre au jour.

Plutôt que de rendre compte successivement de chacun des cinq articles, nous présenterons donc deux de ces propositions, qui nous ont semblées saillantes à la lecture.

Productivité et immanence des normes

Ni pour Canguilhem ni pour Foucault, les normes ne se présentent comme des règles formelles s’appliquant de l’extérieur à des contenus élaborés indépendamment d’elles, mais elles définissent leur allure et exercent leur puissance à même les processus au cours desquels leur matière ou objet se constitue peu à peu 3.


Macherey distingue deux types de force : le pouvoir (potestas) et la puissance (potentia). Le premier exerce une causalité extérieure, par laquelle il vient déterminer une matière à laquelle il préexiste : La référence à un pouvoir implique une transcendance, réalisée par le moyen d’une antériorité de la cause par rapport à l’effet 4. Il en va tout autrement du second : La dynamique de la puissance est immanente, en ce sens qu’elle présuppose une complète identité et simultanéité de la cause à ses effets 5. La puissance est inhérente à l’objet sur lequel elle s’exerce. Elle ne relève pas d’une causalité unilatérale, à la manière de la causalité mécanique, mais d’une détermination réciproque : l’effet modifie sa cause en retour.


A la lecture des articles de Macherey, une première coïncidence émerge entre les travaux de Canguilhem et ceux de Foucault: tous tendent à montrer que la force des normes participe de la puissance et non du pouvoir. Là réside l’enjeu de la thèse de Canguilhem, que Macherey résume dans « De Canguilhem à Canguilhem en passant par Foucault » : Ce n’est pas la vie qui est soumise à des normes, celles-ci agissant sur elle de l’extérieur ; mais ce sont les normes qui, de manière complètement immanente, sont produites par le mouvement même de la vie 6.

Le mouvement de la vie ne relève pas du « normal », au sens où il pourrait être jugé à l’aune de mesures objectives. Plutôt doit-il être dit « normatif » : chaque individu vivant développe singulièrement sa norme en confrontation avec son environnement. Contre l’approche positiviste, Canguilhem souligne ainsi la primauté de l’expérience subjective dans la définition de la santé et de la maladie.

Un déplacement similaire ressort des études de Foucault. Macherey tire la leçon de l’Histoire de la sexualité :

Ce qu’enseigne l’histoire de la sexualité, c’est qu’il n’y a rien derrière le rideau : pas de sujet sexuel autonome par rapport auquel les formes historiques de la sexualité ne seraient que des manifestations phénoménales, plus ou moins conformes à son essence cachée ; mais pas non plus de loi de la sexualité, qui créerait artificiellement le domaine de son intervention, en pliant d’emblée à ses règles le sujet de cette intervention 7.


D’une part, et contrairement ce que supposent les discours libertaires « anti-répression », la sexualité n’est pas réprimée par les normes. Le désir nait au au contraire dans, et par, le manque que celles-ci instaurent. C’est ce que Macherey nomme la « productivité des normes » : elles ne s’exercent pas sur une entité qui leur préexiste, mais constituent leur objet.

D’autre part, les normes n’ont pas d’autre existence que leur mise en pratique dans l’expérience de la sexualité. Rien ne transcende les créations et les perpétuels réagencements dont cette expérience est le théâtre. Macherey résume cette fois la thèse par l’expression d’ « immanence des normes ».


Sa lecture de Foucault, mettant l’accent sur ces deux caractéristiques, lui permet par ailleurs de reconstituer efficacement, dans « Pour une histoire naturelle des normes » la cohérence d’une œuvre dont les objets sont apparemment très hétérogènes. L’histoire de la folie, par exemple, peut-être comprise à partir des mêmes enjeux. La folie ne préexiste pas aux normes qui définissent la raison (productivité des normes), et ces normes sont instituées, entretenues ou contestées, par les pratiques psychiatriques, notamment celle de l’enfermement (immanence des normes).

Cette première thèse implique de reconsidérer le rapport de la vie, ou du « naturel », au social : leur articulation se saurait se réduire à un déterminisme unilatéral.

La liberté comme jeu du naturel et le social

Normes sociales et normes vitales conjuguent leurs actions en intervenant sur le cours des existences individuelles 8.

Le biologique n’impose pas à la société sa norme, pas davantage que le social ne détermine la vie. L’humain existe à la jonction de deux modes de détermination, jonction qui s’opère de manière chaque fois singulière dans les vies individuelles. Ainsi, si Canguilhem octroie à la vie le pouvoir d’engendrer des normes, il précise immédiatement : Le pouvoir de vivre, en tant qu’il est devenu pouvoir humain, s’effectue dans des formes […] qui répondent à des conditions qui sont celles définissant la constitution du milieu humain à travers son histoire 9. Les normes s’élaborent continument en confrontation avec l’environnement naturel et social, dont les déterminations transforment en retour le processus de production.

De même, pour Foucault, il n’existe pas de sujet humain « naturel », qui préexisterait à sa normalisation par des formes sociales. L’individu est une singularité qui n’apparait ou ne se détache que son fond d’appartenance, liant le sujet […] au processus global qui le constitue en le normalisant 10. L’homme n’existe que sur fond d’un « nous » déterminé, qui le lie à une communauté particulière.


Il ne s’agit pourtant pas d’en conclure que le sujet serait toujours déjà piégé par les normes sociales. Elles-mêmes s’élaborent et se transforment dans la manière dont elles sont reprises, parfois avec antagonisme, par les vies individuelles. Comprendre l’intrication intime des normes et de la vie permet alors au contraire d’ouvrir l’espace dans lequel se joue la liberté humaine :

Penser sa propre histoire, c’est-à-dire se penser comme appartenant à un certain type de société dans les conditions d’une actualité, c’est affranchir la pensée de qu’elle pense sans y penser, et ainsi lui ouvrir la voie de la seule liberté qui ait pour elle un sens 11.

Conclusion

Tout en proposant des commentaires serrés des écrits de Canguilhem et Foucault, le propos de Macherey reste accessible à ceux qui ne seraient spécialistes ni de l’un, ni de l’autre.

Il constitue une excellente entrée dans l’œuvre des deux auteurs, permettant de surmonter le foisonnement de Foucault comme la technicité de Canguilhem. Il met ainsi au jour des thèses dont tout l’intérêt réside dans le dépassement qu’elles proposent de l’alternative entre les visions déterministes de l’homme et une conception idéaliste de la liberté qui nierait l’enracinement du sujet dans un contexte normatif le précédant.

Auteure de l'article :

Lucie Doublet est docteure en philosophie. Elle a enseigné au lycée Mangin, au lycée expérimental du Temps Choisi, et reçu un prix au concours de poésie de la Sorbonne.

1 p.10
2 Ibid.
3 p.10-11
4 p.9
5 Ibid.
6 p.102
7 p.89
8 p.137
9 p.130
10 p.80
11 p.85