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couverture du livre

La pensée esthétique de Heidegger

Qu'est-ce que l'esthétique ?

Pour Heidegger, la tradition philosophique nous en donne une conception qui reste prise dans la métaphysique.

Il importe donc de reconsidérer à nouveaux frais l'esthétique : quel peut être le sens de celle-ci, lorsqu'on définit comme Heidegger l'homme dans son rapport à l'être, comme Dasein ?


Une critique de l'esthétique ?

La contradiction qui semble structurer la pensée de Heidegger (une critique radicale de l’esthétique 1 et, en même temps, un souci permanent et continu de l’œuvre d’art) est rapidement levée si on examine de près ce que vise, dans l’esthétique, cette critique, à savoir ce que l’esthétique elle-même, entendue comme théorie du beau ou de l’œuvre d’art, n’interroge pas : la relation sensible du sujet à l’objet, c’est-à-dire la « re-présentation » que le sujet rationnel donne à voir de l’objet « œuvre d’art ».

En ce sens, l’esthétique n’est autre chose que la répétition du geste métaphysique qui ne sort pas du domaine de l’interprétation traditionnelle de l’étant 2.

Comment, dès lors, parvenir à penser l’œuvre d’art et, avec elle, ce qu’elle donne à penser, sans basculer dans une représentation du beau au sens de ce qui plaît, c’est-à-dire de l’agréable 3 ?

Tels sont le problème et l’enjeu qui gouvernent La pensée esthétique de Heidegger : sans être une pensée de l’œuvre d’art, la pensée esthétique de Heidegger est une réhabilitation de l’esthétique, non en ce sens que celle-ci désignerait un domaine particulier de l’activité humaine, mais en ceci que l’esthétique - aïsthesis - est la pensée – l’expérience immédiate de ce que laisse apparaître l’œuvre d’art, à savoir l’apparaître en tant que tel.

La « terre »

La possibilité d’une expérience esthétique immédiate passe nécessairement par une détermination du « sensible » qui n’est plus prise dans le filet métaphysique des relations forme-matière et sujet-objet, c’est-à-dire en dehors du schéma conceptuel par excellence pour toute théorie de l’art et toute esthétique 4.

C’est cette extériorité radicale et absolue que permet de penser la « terre » qui non seulement nomme tout ce qui, visible, audible ou palpable, nous porte et nous entoure, nous exalte et nous calme : le sensible 5, mais encore fait se briser contre elle-même toute tentative de pénétration, tourner en destruction toute indiscrétion calculatrice et n’apparaît comme elle-même que là où elle est gardée et sauvegardée en tant que l’indécelable par essence, qui se retire devant tout décel, qui se retient en constante réserve 6.

La « terre » est ce sensible qui se déploie en se retirant, se montre comme retrait, et c’est à ce sensible que la beauté de l’œuvre d’art donne lieu.

L'être et le paraître

Il en est du beau comme du sensible car, dans l’œuvre d’art, il y a identité des deux : le beau selon son essence est, de tout ce qui brille, ce qui resplendit avec le plus d’évidence dans le domaine sensible, de telle sorte que, par sa luminosité propre, il laisse luire l’Être même 7.

C’est le paraître - Scheinen - qui permet de penser plus précisément l’identité du sensible et du beau : loin d’être l’illusion d’un sensible trompeur - le « semblant » - l’apparence est « l’éclat » et le « luire » du paraître comme apparaître 8.

Il n’y a donc pas de scission ontologique entre le paraître et l’être, dès lors qu’on éprouve ce qui paraît dans la beauté à laquelle l’œuvre d’art donne une figure sensible :

Le Beau est ce qui nous arrache à l’oubli de l’être et nous ouvre le regard sur l’Être 9.

Telle est l’expérience esthétique : l’épreuve de ce qui vient à nous de la façon la plus immédiate 10.

La tonalité affective (Stimmung)

Pour penser une expérience esthétique immédiate, il faut ici encore extraire l’expérience sensible des catégories métaphysiques qui obstruent la compréhension de ce qu’est cette expérience, à savoir une capacité d’être affecté - une affectibilité - qui ne se réduit ni à une passivité sensorielle ni à une activité spirituelle ni même à un subtil mélange des deux : pour entendre une fugue de Bach 11 ou voir Apollon dans la statue d’un jeune homme 12, il ne suffit pas que le tympan soit frappé par une onde sonore 13 ou la vue humaine (…) bornée aux impressions reçues par l’œil sur la rétine 14, il faut encore, et d’abord, être dans une disposition - Stimmung - telle qu’on puisse être affecté par ce qu’on entend ou voit, c’est-à-dire comprend, de la manière dont ça (se) donne à comprendre.

C’est cette tonalité affective - Stimmung - ou cet « être-intoné » 15 que dit l’affectibilité et qui permet alors de faire s’effondrer la « séparation » du sensible et du spirituel car une pareille séparation ainsi établie entre le sensible et le non-sensible, entre le physique et le non-physique, est un trait fondamental de ce qui s’appelle "métaphysique" et qui confère à la pensée occidentale ses traits essentiels 16.

Cette capacité d’être affecté par ce qui s’adresse à nous, que cette adresse soit sensorielle ou spirituelle, que désigne l’affectibilité, ou « tonalité affective », est l’expérience de l’ouverture qu’est le là du Dasein 17 et à laquelle l’œuvre d’art donne lieu.

La vérité de l'œuvre d’art : l'apparaître de toute ouverture

L’œuvre d’art est lieu : elle est le commun au Dasein et au monde car elle aménage la terre en façonnant l’habitation du séjour humain. Il en est ainsi de la poésie, qui porte au langage la maison du monde en vue de la rendre habitable 18 par son pouvoir apophantique de nomination, comme de l’œuvre-temple qui, parce qu’elle dispose et ramène autour d’elle l’unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l’être humain la figure de sa destinée. L’ampleur ouverte de ces rapports dominants, c’est le monde de ce peuple historial 19.


Être et habiter disent dès lors le même : l’ouverture originaire du Dasein à la terre. L’œuvre d’art donne lieu - est le lieu - de cette co-appartenance de l’homme à la Terre, un habitat humain plus originel 20 par son instauration de la vérité : la vérité ne peut être ce qu’elle est - ouverture - que si elle s’institue elle-même dans son ouvert, et aussi longtemps qu’elle le fait. C’est pourquoi il faut qu’il y ait toujours dans cet ouvert un étant où l’ouverture puisse prendre son instance et sa constance. Prenant place ainsi elle-même dans l’ouvert, elle tient ouvert celui-ci et le maintient tel 21.

L’œuvre d’art donne lieu à cette ouverture qu’est la vérité qui, par là, apparaît en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’apparaître de toute ouverture.

L'expérience du sacré : le sans-fond (Abgrund)

L’expérience esthétique ainsi entendue comme expérience de cette ouverture et de ce qui apparaît dans le lieu de cette ouverture - l’apparaître - est toujours en même temps expérience du sacré, de telle sorte que la perspective selon laquelle elle est communément envisagée est inversée : non plus le regard d’un sujet sur un objet, mais un regard préalable dans ce qui montre la forme et donne la mesure, mais qui est encore l’invisible, et qui doit d’abord être porté dans la visibilité et la perceptibilité de l’œuvre 22.

L’expérience esthétique est absolue parce qu’elle est expérience du sacré et elle est expérience du sacré parce qu’elle est expérience d’un regard qui nous regarde depuis une absence de point de vue, donc depuis nulle part. Tels sont l’œil d’Athéna, qui rend visible ce qui serait autrement l’invisible 23, et le temple d’Athéna à Athènes :

Une fois devant et dans l’édifice toute perspective et tout coup d’œil sur le temple s’avérèrent impossibles. Aucun endroit ne s’y prêtait 24.

L’expérience esthétique est expérience d’un éclat inconcevable 25, l’éclat du sans-fond - Abgrund - depuis lequel l’apparaître apparaît, entre en présence l’entrer en présence.

L'Ereignis

Si le « dépaysement » auquel donne lieu l’œuvre d’art dans cette expérience esthétique du sacré est bien une « transpropriation » de soi et, en même temps, du « monde ambiant » 26, l’expérience esthétique, c’est-à-dire l’épreuve d’il y a – Es gibt – en son avènement, n’en demeure pas moins l’évènement d’appropriation 27 - Ereignis.

« Das Ereignis » dit à la fois ce qui se produit sous les yeux (« er-augen ») et l’entrée en présence, l’apparition surprenante par sa singularité et son étrangeté (« er- »). L’œuvre d’art donne ainsi lieu à une expérience – esthétique – dans laquelle apparaît l’évènement par lequel il y a appropriation à ce qui se donne en toute clarté – l’être : elle dévoile, sans aucun intermédiaire, cette appartenance qui est la première chose à pouvoir nous faire appréhender un rapport mutuel de l’homme et de l’être et rend ainsi visible leur constellation 28.

Conclusion

La pensée de Heidegger est bien une pensée esthétique, non parce qu’elle serait une pensée de l’esthétique, ou de l’art, mais en ce sens qu’elle est pensée de l’expérience immédiate de l’être, c’est-à-dire de l’avènement de l’apparaître, à laquelle l’œuvre d’art donne lieu en ce double sens : elle est le lieu de ce qu’elle laisse être dans l’éclat de son avènement.

Dans et par ce lieu, qui est habitation et séjour, advient l’évènement d’appropriation à ce que ce lieu dévoile – l’être en son apparaître : Das Ereignis.

Auteur de l'article :

Professeur agrégé et docteur en philosophie, Stéphan Vaquero est directeur de la collection "Essai de philosophie" chez Entremises Editions.


1 Voir, par exemple, M. Heidegger, Nietzsche, I (1966) [N,1], trad. par P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 76-86.
2 M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art » (1935), in Chemins qui ne mènent nulle part (1949) [CH], trad. par W. Brokmeier, Paris, Gallimard, p. 40.
3 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique (1952) [IM], trad. par G. Kahn, Paris, Gallimard, p. 139-140.
4 « L’origine de l’œuvre d’art », in CH, p. 26.
5 M. Heidegger, « Hebel, l’ami de la maison », trad. par J. Hervier, in Questions III et IV, Paris ? Gallimard, 1966 et 1976, p. 63.
6 « L’origine de l’œuvre d’art », in CH, p. 50-51.
7 N, 1, p. 179.
8 IM, p. 109.
9 N, 1, p. 178.
10 Ibid.
11 M. Heidegger, Le principe de raison (1957) [PR], trad. par A. Préau, Paris, Gallimard, 1962, p. 174.
12 Ibid., p. 125.
13 Ibid., p. 124.
14 Ibid., p. 125.
15 ET, § 29, p. 113.
16 PR, p. 126.
17 ET, § 29, p. 114.
18 « Hebel, l’ami de la maison », in Q. III, p. 44.
19 « L’origine de l’œuvre d’art », in CH, p. 44.
20 « Hebel, l’ami de la maison », in Q. III, p. 59.
21 « L’origine de l’œuvre d’art », in CH, p. 68.
22 M. Heidegger, « La provenance de l’art et la destination de la pensée » (1967), in Cahiers de l’Herne [CA], Paris, L’Herne, 1983, p. 367.
23 Ibid., p. 368.
24 M. Heidegger, Séjours, trad. par F. Vezin, Éditions du Rocher, 1992, p 63.
25 Ibid.
26 ET, § 14-18.
27 « Esquisses tirées de l’atelier », in CA, p. 363.
28 M. Heidegger, « identité et différence » (1957), trad. par A. Préau, in Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 266.