Hume - Observer, philosopher
Philippe SaltelComprendre une proposition philosophique suppose l’analyse des éléments qui la constituent, ces concepts dont le philosophe est (plus ou moins) l’inventeur.
Ne peut-on la saisir aussi par les gestes produits par l’auteur, c’est-à-dire par ses manières de faire ?
Ici, comprendre, expliquer, évaluer, et surtout... observer !
Hume, un philosophe observateur
La philosophie de David Hume (1711- 1776) qui est une référence pour la pensée contemporaine se prête particulièrement à une telle approche : Hume est en effet un analyste des pratiques et des intérêts pratiques. Il n’y a pas à s’étonner qu’il conçoive, décrive, exerce même la philosophie comme une activité qu’il compare d’ailleurs à la chasse et au jeu.
Dès lors l’interprétation générale de son œuvre philosophique, objet par objet (la connaissance, les affects, les croyances, etc.) est proposée dans cet ouvrage geste par geste (comprendre, expliquer, évaluer…), l’ensemble se plaçant sous cette caractéristique majeure : une philosophie fondée sur l’observation.
Certes, la manière de philosopher de David Hume présente d’autres caractéristiques : il faut reconnaître parmi elles la grande diversité de ses modes d’écriture : le Traité de la nature humaine, œuvre magistrale et pourtant œuvre d’un jeune auteur, répond à des normes académiques ; mais au long de sa vie il a publié de petits Essays, selon un modèle emprunté aux périodiques de l’époque ; les thèses du Traité sont reprises dans des ouvrages plus accessibles, les deux Enquêtes, la Dissertation sur les passions ; enfin, c’est un auteur de Dialogues, dont le plus célèbre est consacré à la « religion naturelle », cette religion des savants.
Cette dernière façon de philosopher convient bien à l’honnêteté du personnage, philosophe par arguments, qui fait place aux objections, vérifie ses propositions par des expériences de pensée et surtout par des références à l’histoire, aux observations des grands voyageurs, à la littérature et à l’expérience courante.
Ce dernier point doit être privilégié : la philosophie humienne observe les pratiques des hommes avant d’en construire une explication la plus économique possible en présupposés. En témoignent les verbes qu’il emploie, « observer », « remarquer », « considérer » les cas courants ou plus exceptionnels.
C’est pour cette raison que l’explication de sa doctrine se fait par les gestes adoptés : comprendre la connaissance, expliquer les croyances, évaluer les goûts… dans ce système, sceptique mais complet, de philosophie de la connaissance, des affects, de la morale et de la politique, des arts et de la religion.
Selon les normes de la collection « Aimer les philosophes » qui offre une introduction à une œuvre par ce qu’elle a d’aimable pour celui qui l’étudie, on ne saurait priver le lecteur de la rencontre des textes eux-mêmes : ceux-ci sont présentés en anglais, accompagnés de traductions nouvelles, d’un lexique et d’une bibliographie.
Un système complet, un système sceptique
Quel philosophe rencontre-t-on, au bout du compte ? En premier lieu, un empiriste « radical », pour qui l’expérience consiste en événements mentaux d’une puissance de crédibilité sans égale, les impressions (sensations et sentiments), dont les idées des choses ne sont que les traces ou les copies. Avec Hume, le sensible l’emporte sur l’intelligible.
Sur cette base se construit sa fameuse analyse critique de la causalité, selon laquelle la force ou « vivacité » des impressions se transmet aux idées correspondantes et nous font attendre, par habitude, telle cause derrière tel effet.
La puissance du sensible se manifeste encore dans la théorie des passions, qui sont elles aussi originelles, bien qu’elles réagissent à un plaisir ou à une peine en se déterminant comme désirs ou aversions. Ce sont ainsi les passions, et non la raison, qui nous fait agir : La raison est, et ne doit qu’être, l’esclave des passions
, écrit-il dans le deuxième livre du Traité.
Cela détermine une théorie originale de la vie morale, selon nos approbations ou désapprobations des motifs (vertus, vices) dont les actions sont les signes, et de la vie sociale, construite à partir des intérêts que les institutions politiques doivent elles aussi servir.
Comme d’autres contemporains, Hume pense sur un même modèle le jugement moral et le jugement esthétique : ce dernier manifeste peut-être mieux encore le raffinement de nos préférences par l’expérience acquise dans la pratique de la vie et grâce aux connaissances fournies par la lecture.
Cette philosophie libre et rigoureuse dans ses hypothèses n’a qu’une concurrente vraiment menaçante, la superstition : D’une manière générale, les erreurs, en religion, sont dangereuses ; en philosophie, elles ne sont que ridicules
, écrit-il à la fin du livre I du Traité ; cela explique le soin apporté aux Dialogues sur la religion naturelle, c’est-à-dire à l’étude des prétentions à soutenir des hypothèses religieuses, certes limitées mais foncières, sur les connaissances scientifiques.
Tout cela fait de Hume un auteur classique, autrement dit toujours actuel, et sans doute surtout par sa manière de philosopher. Permettre de le connaître, en accompagner la lecture, c’est aussi apprendre avec lui à pratiquer la philosophie.
Une philosophie influente
On reconnaît parfois à Hume le seul mérite d’avoir réveillé Kant de son sommeil dogmatique
, selon le mot du philosophe de Könisgberg, bref d’avoir permis la critique kantienne en raison de la menace que l’empirisme de l’Écossais faisait porter sur les fondements de la connaissance objective. C’est oublier l’hommage appuyé qu’Emmanuel Kant rend à Hume dans les Prolégomènes à toute métaphysique future, et surtout négliger les arguments les plus saillants de la doctrine humienne.
Très attentif à la vie de l’esprit, l’empiriste ne cède pas à la facilité de supposer des « facultés » dotées de pouvoirs actifs : il soutient la possibilité d’expliquer la construction des connaissances par des mécanismes d’associations passives, relevant de tendances primordiales, qu’il s’agisse de lier des idées dans la connaissance formelle (démonstrative) ou des faits dans la connaissance expérimentale (inférentielle).
Les relations que nous établissons entre les faits ne sont jamais que probables : en cela, toute connaissance de cette nature contient une part plus ou moins importante de croyance, un certain degré de probabilité. L’extension de la notion de croyance fait ainsi de toute théorie de la connaissance une « enquête sur les croyances ».
Mais la recherche philosophique sur les valeurs et les préférences n’est pas en reste : en dénonçant le glissement de « l’être » au « devoir être » chez les rationalistes (is/ought gap), Hume refuse à la morale le statut de science démonstrative : il n’y a pas de philosophie morale qui n’ait d’abord affaire aux intuitions morales des personnes.
C’est en les suivant qu’il détermine comme principes de nos approbations morales « l’utile » et « l’agréable », que ce soit pour l’agent moral lui-même ou pour les patients moraux qui subissent les effets de ses actions ; il se place ainsi au carrefour d’une éthique des conséquences (Bentham se réclame notamment de lui) et d’une éthique des vertus.
Sa théorie des vertus naturelles (au premier chef la bienveillance) et des vertus artificielles (ou vertus de justice) lui permet de mettre l’accent sur la question de la promesse comme « action par devoir » récemment analysée dans l’ouvrage de Vincent Boyer (Promesse tenue. Agir par devoir).
On retiendra de son analyse politique la critique du contractualisme, qui établit la société comme antérieure à son organisation, mue par l’intérêt mais mise en œuvre par tel ou tel genre de « coup de force ».
Particulièrement moderne est aussi son évaluation des goûts esthétiques, tous légitimes et donc explicables sans avoir tous la même valeur.
Telles sont quelques-unes des raisons pour lesquelles la philosophie contemporaine, dans le monde anglo-saxon comme du côté « continental », se réfère si souvent à lui. Mais la raison de fond se trouve sans doute dans l’exigence de maintenir près des faits eux-mêmes la rigueur, certes sereine, d’une recherche sceptique de leurs causes.
Auteur de l'article :
Philippe Saltel dirige le Département de Philosophie de l'Université Grenoble Alpes