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couverture du livre

L’insomnie de l’eschatologie. L’eschatologie du présent chez Levinas et Derrida

Levinas et Derrida emploient constamment le terme d’eschatologie dans leur philosophie, alors que ce concept relève de la théologie chrétienne. Comment comprendre ce réinvestissement inattendu ?

Cet ouvrage propose une réinterprétation philosophique du concept d’eschatologie, en suivant la maxime derridienne selon laquelle Tout vrai questionnement est sommé par un certain type d’eschatologie 1.


Voir aussi : Religion


Une généalogie de l’eschatologie philosophique

Le concept d’eschatologie date du XVIIème siècle : il est employé par Abraham Calov, un théologien allemand, en 1677. Il connaît ensuite une destinée féconde jusqu’à nos jours, aussi bien en théologie (par exemple chez Moltmann ou Bultmann) qu’en philosophie. La querelle de la sécularisation (Schmitt, Löwith, Blumenberg) en fait quant à elle une catégorie centrale : l’eschatologie aurait été sécularisée en une philosophie idéaliste de l’histoire.

Mais ne peut-on pas étudier l’eschatologie à partir d’une autre problématique que celle de la sécularisation ? Ne peut-on pas lui donner une consistance philosophique propre ?

La construction d’une généalogie de l’eschatologie philosophique permet d’atteindre cet objectif. On s’aperçoit, tout d’abord, que le terme Eschatologie, créé par Calov, est traduit en allemand par A. Baumgarten par Endzweck. On peut alors suivre le fil de l’eschatologie philosophique en étudiant le parcours philosophique de ce concept.

On propose quatre jalons : Kant, Hegel, Nietzsche, et Heidegger, qui mobilisent et travaillent ce concept philosophique d’Endzweck, qu’on a identifié comme le versant philosophique de l’eschatologie théologique.


Cette étude généalogique montre alors trois choses.

D’abord, Kant et Hegel sont les artisans de la synonymie entre eschatologie et téléologie largement reprise par les théorèmes de la sécularisation, et contre laquelle Levinas et Derrida s’érigent.

Ensuite, Nietzsche et le premier Heidegger infléchissent l’eschatologie vers le terrain ontologique.

Enfin, le second Heidegger dissocie définitivement l’eschatologie de l’ontologie. L’eschatologie est alors détéléologisée, déthéologisée et désontologisée : c’est le point de départ de la philosophie de Levinas et Derrida.

L’eschatologie du présent chez Levinas et Derrida

Levinas et Derrida font alors subir un ultime renversement à l’eschatologie philosophique : elle n’est plus la catégorie permettant de penser l’être, mais le schème éthique permettant d’accueillir autrui.

Cette eschatologie de l’autre, qui se substitue à l’« eschatologie de l’être » heideggérienne, résulte d’un double dialogue avec leur héritage juif (le messianisme du début du XXème siècle) et grec (la phénoménologie de Husserl et Heidegger).

D’un côté, ils réinvestissent le messianisme juif, qu’on trouve dans la philosophie allemande du début du XXème siècle (notamment chez Cohen, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Buber, Bloch ou encore Strauss). De manière analogue, Levinas et Derrida proposent une interruption éthique de la téléologie, qui fait jouer l’éclat du temps messianique contre l’espace homogène de la métaphysique historique. Ils pensent alors une subjectivité prophétique, une subjectivité issue de la vision eschatologique 2.

De l’autre, leur conception de l’eschatologie s’élabore en dialogue avec la phénoménologie husserliano-heideggérienne. Le recours à un motif eschatologique intempestif leur permet de doublement s’opposer à la métaphysique de la présence phénoménologique, en déconstruisant à la fois la présente temporelle (le présent) et la présence ontique (l’essence).

Mais Levinas et Derrida ne sont pas les seuls phénoménologues à mobiliser la catégorie d’eschatologie : c’est aussi le cas de Ricoeur et Marion. Or, leur geste est totalement symétrique à celui de Levinas et Derrida. Chez Levinas et Derrida, l’eschatologie figure l’impossibilité de la phénoménologie ; chez Ricoeur et Marion, elle figure à l’inverse son accomplissement. On peut alors parler d’un tournant eschatologique de la phénoménologie.


Alors, peut-on identifier un motif eschatologique commun à Levinas et Derrida ? Ce concept constitue le cœur d’une discussion philosophique ininterrompue entre les deux philosophes. Si leurs deux acceptions du terme ne sont pas identiques, on peut néanmoins déterminer un geste commun, qu’on propose d’appeler « eschatologie du présent ».

Ce motif eschatologique aporétique, à la fois constatif et injonctif, consiste en une interruption (Levinas) ou une dislocation (Derrida) éthique du présent, qui permet de basculer du thétique à l’éthique. L’eschatologie du présent est une structure de l’expérience plutôt qu’un concept : elle décrit une expérience eschatologique (c’est-à-dire éthique) du temps et de l’altérité, une éthique de l’impossible plutôt qu’une thématisation du possible.

Elle n’est pas une utopie ou un espoir, dans la mesure où elle échappe à tout contenu et à toute représentation : il ne s’agit pas d’une eschatologie au présent, dans laquelle le présent serait envisagé comme le lieu affirmé d’une expérience, mais d’une interruption ou d’une dislocation eschatologique de la présence comme seule possibilité de l’éthique.

L’eschatologie du présent comme triple problématisation de la limite

Quelle est l’opérativité spéculative de l’eschatologie du présent ? Celle-ci est triple, et peut être pensée à partir de la notion de limite.

Tout d’abord, elle interroge la limite (circonscription) entre le théologique et le philosophique. En tant que motif intempestif, déconstructeur, elle conduit à brouiller les lignes entre les différentes disciplines, et à empêcher toute substantialisation du discours (le théologique, le philosophique, le politique). L’eschatologie, en tant qu’exigence éthique radicale, suspend tout discours et toute thématisation : elle figure donc, et c’est la deuxième problématisation de la limite, la défaillance du logos.

L’eschatologie, chez Levinas et Derrida, est le nom de l’interruption éthique. Chez Levinas, c’est le Dire dédisant le Dit ; chez Derrida, le nom de la logique de l’impossible. Le renversement du concept d’eschatologie est total : elle n’est plus, comme dans la théologie, l’accomplissement du logos, mais justement la structure aporétique du langage, qui marque la possibilité du rapport éthique à Autrui : mon impossibilité de le thématiser.

Chaque rencontre avec Autrui est un événement unique, singulier, éthique, qui figure – et c’est la troisième limite – l’interruption de l’horizon de l’histoire. Le renversement de l’eschatologie est total : alors que l’eschatologie désignait originellement un événement unique marquant l’achèvement ou l’accomplissement de l’horizon de l’histoire, l’eschatologique lévinasso-derridienne nous enjoint à penser une autre histoire comprise comme événementialité, émancipée de toute notion d’horizon : l’événement de l’autre.

Conclusion

L’eschatologie du présent figure donc le renversement radical de l’eschatologie traditionnelle : elle n’est plus une proposition thétique sur la limite (la fin ou l’horizon), mais une triple épreuve de la limite, un motif déconstructeur et sans contenu qui constitue la possibilité de l’éthique et l’impossibilité de l’ontologie.

L’eschatologie lévinasso-derridienne doit être comprise comme une inquiétude, qui suspend la possibilité de la philosophie plus qu’elle ne la fonde. Cette eschatologie témoigne de l’énigme de l’altérité que je ne pourrais jamais comprendre – c’est-à-dire intelliger ou englober au sein d’un horizon de signification. Elle figure ainsi l’insomnie de la philosophie : une structure archi-éthique de l’expérience et un moteur philosophique.

Auteure de l'article :

Alice de Rochechouart est docteure en philosophie, autrice et créatrice du podcast Le Phil d'Actu.

1 J. DERRIDA, « La déconstruction et l’autre », Les Temps Modernes, vol. 669-670, no 3-4, 2012, p. 20-21
2 E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 11