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couverture du livre

Etre et chair : du corps au désir

Une lecture philosophique de l’œuvre de Merleau-Ponty, qui restitue sa conception de la chair, en l’articulant finement à celle du corps, du désir et de l’être, à la frontière de la neurologie, de la psychologie du développement et de la psychanalyse


Du corps à la chair

Emmanuel de Saint Aubert poursuit ici un parcours commencé depuis longtemps, qui relit l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty dans son dialogue vivant avec la philosophie et les sciences humaines, et sous l’éclairage de ses nombreux inédits. Après trois premiers volumes davantage consacrés aux grands débats critiques du philosophe (avec Descartes, Sartre et Heidegger), Être et chair I passe à une phase plus résolument tournée vers les constructions positives de cette extraordinaire pensée du corps. 


Merleau-Ponty caractérise l’être humain, dans sa différenciation des autres animaux, non pas par un supplément d’âme — l’ajout d’une dimension de rationalité ou de conscience —, mais comme une autre manière d’être corps. Une manière singulière d’entrer en relation corporelle avec le monde et avec autrui. Le concept de chair désigne justement cette manière d’être, ce style, qui s’exprime déjà dans notre façon de percevoir — l’homme perçoit comme aucun animal ne le fait, soulignait le philosophe.

L’étude de la perception est ainsi une entrée privilégiée de l’anthropologie que Merleau-Ponty tisse de proche en proche. Une entrée intégrale, aussi, tant elle opère comme un fil qui, une fois tiré, amène à lui tout le tissu de ce que nous sommes. Loin d’être une simple réceptivité, la perception est aussi action et expression, mobilise le corps vivant, animé et animant — la chair —, et Merleau-Ponty en vient à déceler en elle un mode d’exercice fondamental de l’intelligence et du désir.

Un dialogue critique avec les sciences humaines

Jamais enfermé dans une conceptualité scolastique, Merleau-Ponty sait combien la philosophie doit se confronter à tous les champs de pensée. Sa philosophie de la chair s’édifie dans une attention remarquable aux avancées contemporaines de notre connaissance de l’être humain — notamment dans la neurologie moderne, la psychologie du développement et la psychanalyse. Saint Aubert explore pas à pas le rapport fécond de Merleau-Ponty à ces différentes disciplines et à certains de leurs acteurs (Head, Schilder, Piaget, Wallon, Freud, Klein, Lagache, Lacan…), un rapport qui s’est cristallisé autour de plusieurs notions clefs.


D’abord et avant tout celle de schéma corporel, que le phénoménologue fait sienne en lui accordant un statut anthropologique intégral, transgressant nos distinctions hâtives entre schéma corporel et image du corps, et interrogeant en retour les sciences cognitives comme la psychanalyse (Être et chair I propose d’ailleurs une confrontation rétrospective avec Dolto et Gallagher).

Mais aussi, partant, l’incorporation et l’intercorporéité, qui regardent le tissage inconscient de notre rapport au monde et à autrui, et que Merleau-Ponty approfondit dans l’élaboration originale de ce qu’il nomme la « généralité du corps », l’ « accouplement », le « voyant-vu », ou encore la « promiscuité ».

L’analyse de ces diverses notions, ainsi que celle de l’ « habitude », du « polymorphisme », de la « réversibilité », propose une véritable relecture de nos processus de compréhension, dans une conception de l’intelligence qui ne la réduit pas à la sphère de la représentation et du langage, met en valeur ses fondements analogiques sensori-moteurs, ainsi que ses liens irréductibles avec les attentes et enjeux du rapport à autrui. Une relecture, aussi, des forces qui nous animent, dans une approche du désir aussi audacieuse que discrète, spontanément étrangère à la logique de la pulsion freudienne ; un désir qui structure notre être-au-monde depuis l’intercorporéité la plus archaïque et jusqu’aux virtualités les plus intelligentes de notre vie relationnelle.


Saint Aubert montre au passage combien le dialogue de Merleau-Ponty avec les sciences humaines est bien celui d’un philosophe, qui poursuit librement une entreprise de pensée personnelle, dans une phénoménologie du corps et du désir débouchant sur une forme de psychanalyse existentielle radicalement démarquée de celle de Sartre. Merleau-Ponty n’intègre jamais sans trier, réélaborer, laissant parfois deviner une lecture tronquée voire déformante de tel auteur, mais faisant surtout preuve d’un sens critique aiguisé. Sa longue confrontation avec l’épistémologie génétique de Piaget, ou encore avec la psychanalyse, vient ainsi interroger certaines de leurs lacunes, avec une pertinence et une profondeur qui gardent aujourd’hui toute leur actualité.

Merleau-Ponty déstabilise nos dichotomies habituelles entre cognitif et affectif, réécrit l’énergétique en structural, traque notre fétichisme impénitent de la conscience et renouvelle notre approche de l’inconscient. En retour, Saint Aubert n’esquive pas la confrontation symétrique, celle de cette philosophie avec les objections des psychologues et des psychanalystes. Il n’hésite pas non plus à analyser les limites possibles d’une conception de la chair aux ambitions vertigineuses, montrant comment l’œuvre inachevée de Merleau-Ponty esquissait d’elle-même plusieurs issues à ce vertige et ses impasses, la protégeant tout à la fois d’une dérive psychologisante et d’un monisme de la chair.

De la chair à l'être

La philosophie de l’homme que Merleau-Ponty esquisse de proche en proche s’écarte d’emblée de tout humanisme narcissique. Soutenue par un fond existentialiste qu’elle ne reniera jamais — le premier ouvrage de Saint Aubert l’a amplement démontré 1 —, elle refuse tout subjectivisme et entend nous retrouver dans le monde, dans notre relation effective et incarnée à ce qui n’est pas nous. C’est pourquoi Merleau-Ponty en est venu assez tôt à revendiquer la portée ontologique de son entreprise, comprenant qu’une anthropologie ne peut s’accomplir que comme ontologie. Saint Aubert avait déjà mis en lumière la nécessité et la nature de cette transmutation dans son volume précédent 2. Il en aborde ici le contenu, analysant comment cette chair que nous sommes, dès son ouverture perceptive au monde, s’ouvre à ce que Merleau-Ponty en vient à nommer « l’être ».


Mais n’allons pas croire que cette pensée du corps aurait finalement (et paradoxalement) décollé vers les hautes altitudes d’une métaphysique spiritualiste. Il n’en est rien. Pour le comprendre, il faut explorer la signification même de « l’être » chez Merleau-Ponty, que le phénoménologue forge à partir de ses manifestations les plus sensibles.

Si la vie perceptive nous ouvre aux choses et à autrui, elle le fait en nous ouvrant à ce qui les porte et nous porte ensemble. Loin d’être une relation purement duelle entre un sujet et un objet, qui maîtrise celui-ci en le précipitant dans un ensemble de déterminations, la perception entretient une relation essentielle aux dimensions inobjectivables du monde. Merleau-Ponty travaille celles-ci dans quelques inscriptions sensibles qui sont autant de figures privilégiées de l’être — notamment la profondeur, l’horizon, ou encore le silence.

Ces dimensions sont caractérisées par une indétermination polymorphe : l’inachèvement du monde perçu, ses lacunes, mais aussi son caractère inépuisable, débordant. Indétermination négative et positive, donc, qui tout à la fois nous frustre et nous comble, et dans les deux cas creuse notre désir d’entrer en relation et d’explorer cette « chair du monde » qu’est l’être. Une chair du monde qui n’est ni tout à fait chair ni tout à fait monde, qui porte ensemble la chair et le monde, et soutient le désir qui anime notre être-au-monde.

Conclusion

Être et chair I décrit ainsi un mouvement qui va du corps à la chair et, toujours plus tôt qu’on pourrait le croire, au désir ; ou encore, et c’est tout un, du corps à la chair et, toujours plus tôt qu’on pourrait le croire, à l’être 3. Comme le titre l’indique lui-même, cet ouvrage appelle une suite, à paraître bientôt, qui complètera ce geste d’habilitation ontologique du corps et du désir en explorant plus avant le geste complémentaire de l’ontologie merleau-pontienne, celui d’une évaluation charnelle de l’être.


1 Cf. Du lien des êtres aux éléments de l’être, Paris, Vrin, 2004.
2 Cf. Vers une ontologie indirecte, Paris, Vrin, 2006.
3 Être et chair I, p. 32.