couverture du livre

Paul Ricoeur, le courage du compromis

Qui est Ricoeur ? Pour répondre à cette question, peut-être faut-il examiner quels ont été ses engagements politiques, à l’aune des grands événements qui ont marqué l’histoire de son vivant : la Seconde Guerre mondiale, la Chine maoïste, mai 68, le débat sur la laïcité…

Tel est l’angle à partir duquel l’auteure, Margaux Cassan, approche cette personnalité complexe qui a marqué l’histoire de la philosophie à la fin du XXème siècle : Comprendre, devant chaque événement, quelles ont été ses réactions : ses silences, ses actes de paroles, ses manquements 1.


Que nous révèle alors une telle approche ? Un fil directeur : la pensée de Ricoeur semble mue par la recherche du compromis, de la nuance, du dialogue, ce qui révèle une sorte de courage… d’où le nom de l’ouvrage.


Auteur : Ricoeur


Du compromis… à la compromission ?

En 1938, Ricoeur apprend avec soulagement l’annonce des accords de Munich, ce pacte qui cède à l’Allemagne nazie le territoire des Sudètes.

Le pacifisme de Ricoeur se nourrit de ce drame personnel : la mort de son père, tué lors de la bataille de la Marne en 1915. Une tragédie qui survient deux ans après le décès de sa mère. Elevé en tant que pupille de la nation, il est convaincu que son père est mort pour rien et que la France porte une responsabilité considérable à son égard 2.

Cette position le désarme intellectuellement, lorsque les chars allemands rentrent en France. Pour lui, le fascisme était à Paris, dans ces appels incessants à partir en guerre contre l’Allemagne. Dans sa conférence de Lorient en 1939, il plaide pour le dialogue : il faut négocier avec Hitler pour garantir la paix.


Certes, il combat comme son père dans la vallée de la Marne. Pour autant, une fois placé en détention dans un camp de prisonnier jusqu’à la fin de la guerre, il ne cherche pas à s’évader, à résister : il se plonge dans la lecture des grands auteurs allemands, en particulier Husserl et Karl Jaspers. On trouvera même quelques articles de sa plume dans une revue pétainiste, l’Unité française. Une affaire qui fera naturellement grand bruit…

Ainsi comprend-on cette remarque de l’auteure : Pendant ces cinq années [de captivité] Ricoeur a échappé à l’Histoire de France, et peut-être celle-ci lui a-t-elle aussi échappé 3.

Et l'on saisit mieux à présent ce fil directeur qu’elle entend suivre, qu’elle résume ainsi dans l’introduction :

Le compromis est un concept chez Ricoeur, mais pas seulement. Il est aussi une posture politique et un fil rouge pour comprendre sa vie. [Son engagement pacifiste] constitue […] une impasse dans la mesure où il l’empêchera de se rallier à la seule résistance possible face à l’ennemi intérieur (Pétain) et extérieur (Hitler) : la résistance armée. Portant cette erreur comme un fardeau qu’il aurait préféré cacher, Ricoeur s’attachera toute sa vie à chercher, comment d’un compromis raté, peut sortir un compromis réussi sans devenir dogmatique pour autant. 4

Mao, décolonisation et mai 68

A la Libération, Ricoeur devient professeur de philosophie à Chambon-sur-Lignon. Des années de remise en question, qui l’amènent à changer de paradigme : il abandonne son pacifisme originel (la paix à tout prix) pour la non-violence, qui prend en compte les motifs d’un conflit, et permet ainsi parfois de le résoudre.

Professeur à l’Université de Strasbourg à la suite d’Emmanuel Mounier, il rédige un texte célèbre sur le Paradoxe politique, qui montre qu’il ne cède en rien, à la différence d’autres penseurs contemporains, à la fascination du stalinisme. Mais on retrouve un regard ambigu sur la Chine maoïste, à la suite d’un voyage qu’il entreprend en compagnie d’autres intellectuels. L’un de ses articles dans la revue Esprit témoigne d’une réelle fascination. Son éloge des bienfaits de l’économie maoïste, même tempéré par sa critique de l’autoritarisme de sa politique 5, relève-t-elle du courage du compromis, ou de la lâcheté de la compromission ?


En revanche, une fois nommé professeur à la Sorbonne, il affiche une position nette en faveur de la décolonisation de l’Algérie. Un combat qu’il partage avec d’autres résidents des Murs Blancs, une propriété d’Emmanuel Mounier qui accueille une communauté intellectuelle : Jean-Marie Domenach, Henri-Irénée Marrou, Michel Winock… : autant de militants de la lutte contre le colonialisme. Ainsi la décolonisation, en particulier l’indépendance de l’Algérie, sera l’engagement le plus tenace de Ricoeur, l’un des rares où il s’est montré le moins ouvert au compromis 6.


Un autre événement éclairant se produit en mars 68 lorsque Ricoeur apostrophé par Cohn-Bendit Ricoeur, c’est fini, cherche une nouvelle fois un compromis en intervenant en faveur de l’étudiant menacé de renvoi. S’il accorde que le conflit est au cœur de la relation entre l’enseignant et l’enseigné, rien ne justifie les prétentions révolutionnaires, a fortiori la suppression du Professeur 7. Cette quête fragile du compromis échoue 8, lorsque Ricoeur, nommé doyen de Nanterre est agressé par des étudiants, ce qui l’amène à poser sa démission.

Conclusion

On le voit : cette quête du compromis engendre un destin singulier, que pourrait illustrer la figure de la spirale, de la torsion 9, selon une expression d’Olivier Mongin.

Mais comme le conclut l’auteure, c’est précisément parce que Ricoeur n’est pas un héros à la trajectoire assurée ; c’est précisément parce qu’il est complexe et torturé, qu’il est passionnant 10.

Un ouvrage clair et pédagogique, qui jette une nouvelle lumière sur le parcours intellectuel de ce grand penseur de la fin du XXème siècle.



1 p.7
2 Critique de la conviction, p.12
3 p.24
4 p.5-6
5 p.53
6 p.64
7 p.87
8 Ibid.
9 p.130
10 p.131