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Goethe : Schopenhauer lui en fit voir de toutes les couleurs !
SchopenhauerLors d'une soirée, à Weimar, le jeune Schopenhauer rencontre Goethe et noue conversation avec lui.
Mais déjà, son caractère ombrageux lui joue des tours... et bientôt la relation des deux hommes tourne au vinaigre !
Voici le récit de l'une des brouilles les plus célèbres de l'histoire de la philosophie...
Rencontre au sommet
Nous sommes en 1813, à Weimar, capitale du duché de Saxe-Weimar-Eisenach… Ce soir nous sommes invités chez Johanna Schopenhauer, brillante femme de lettres qui « tient salon », deux fois par semaine. Lors de ces soirées, on peut croiser, entre autres, le poète Wieland, le philosophe Friedrich Von Schlegel, et surtout le génie universel, Goethe en personne.
En réalité, c’est précisément pour se rapprocher du grand homme que Johanna Schopenhauer a accepté de déménager à Weimar : elle lui porte la plus vive admiration, et a su le convaincre d’honorer de son auguste présence l’assemblée sous le charme.
Mais ce jour-là, c’est un autre visiteur de marque qui se joint à l’assemblée : Arthur, le fils de Johanna. Il a vingt-sept ans, vient de faire publier sa thèse De la quadruple racine du principe de raison suffisante. Les deux hommes font connaissance, et la curiosité de Goethe est éveillée. En novembre, il envoie à Schopenhauer une lettre de félicitation après lecture de sa thèse, et l’invite.
Il aimerait l’entretenir de l’un de ses propres ouvrages, son Traité des couleurs, rédigé en 1810, dans lequel il s’oppose à Newton, et qui a participé à sa renommée. A l’issue de ces discussions, il conseille au jeune homme de consacrer ses réflexions à ce problème des couleurs.
Ce qui ne reste naturellement pas lettre morte : très exalté à l’idée de participer à un débat entre Goethe, Newton et d’y adjoindre son propre nom, Schopenhauer rédige son propre ouvrage sur le sujet : De la vision et des couleurs. Il lui fait parvenir son manuscrit, accompagné d’une lettre où il le prie de l’éditer.
En un premier temps, nulle réponse. Le manuscrit se serait-il égaré ? Schopenhauer s’inquiète et lui envoie une nouvelle lettre :
Il m’est pénible et inquiétant de savoir qu’un de mes manuscrits n’est plus en ma possession depuis huit semaines, sans même être pleinement assuré qu’il est parvenu à la seule destination voulue […] et que j’ignore même s’il a été lui, bien accueilli, bref, comment il se porte 1.
Il en appelle à son bon cœur : Cette incertitude au sujet de la seule chose qui m’importe m’est désagréable et me torture, et même à certains moments mon hypocondrie y trouve matière aux chimères les plus déplaisantes et insensées. Afin de faire cesser tout cela et de mettre un terme au tourment d’une attente chaque jour déçue, […] je prie à présent Votre Excellence de me retourner mon écrit
2.
Goethe ne saurait rester insensible à ce cri de détresse, et enfin, le 23 octobre 1815, la lettre de réponse libératrice parvient à son destinataire.
Que dit-elle ? Comprenons, d’abord, ce qui est en question sur le fond…
Le débat sur la couleur
Redoutable, cette question de la couleur ! Et bien complexe, le débat qui oppose les trois hommes…
Qu’est-ce que la couleur ? S’agit-il d’une propriété de l’objet considéré ? Ou se trouve-t-elle dans l’œil de la personne qui regarde ?
Newton propose une approche mathématique de la couleur, élaborée à partir d’une « expérience cruciale », relatée dans une lettre de 1672 : dans une chambre noire, la lumière passe par un petit trou dans le volet. En plaçant un prisme, il voit la lumière se décomposer en différentes couleurs dans le mur en face. Sa théorie essaie d’expliquer ce phénomène.
Goethe refuse lui cette approche mathématique : en partisan de la Naturphilosophie, il cherche à en identifier les caractères spirituels. Pour lui, toute couleur, répertoriée dans son célèbre cercle chromatique, est obtenue par un mélange de lumière et d’ombre.
En réalité donc, il ne s’intéresse plus à la nature de la lumière, mais à la perception humaine des couleurs, et de ce fait, entre Newton et Goethe, c’est une sorte de dialogue de sourds :
La physique moderne ne connaît pas la « lumière » au sens de Goethe ; et pas davantage l'« obscurité ». La théorie des couleurs, de ce fait, évolue dans un domaine que n'abordent pas du tout les déterminations conceptuelles des physiciens. La physique ignore simplement les concepts de base de la théorie des couleurs de Goethe. Et par là, elle ne peut en juger de son point de vue. Goethe commence précisément là où la physique s'arrête 3.
Goethe pensait que Schopenhauer allait poursuivre ses travaux, approfondir et compléter certains détails de sa théorie, comme un tâcheron abat le travail qui lui a été fixé. C’était bien mal connaître Schopenhauer…
Quelques mois lui ont suffi pour élaborer une théorie bien différente, propre à lui, même s’il reprend certaines intuitions de Goethe. Si ce dernier considère la couleur comme une propriété objective des choses, Schopenhauer, influencé par l’idéalisme kantien, la situe dans le sujet observant. Ils sont en désaccord sur la nature de la couleur blanche. Schopenhauer accorde beaucoup plus d’importance au rôle fondamental que peut jouer la rétine. Ce ne sont là que quelques exemples des divergences qui opposent les deux hommes.
A cela s’ajoute pour Goethe une blessure d’amour-propre : Schopenhauer présente ses travaux comme un recueil de « données » à partir duquel on peut édifier une véritable théorie systématique de la couleur : la sienne !
Problèmes d’ego
Dans cette lettre, Goethe prend donc ses distances avec Schopenhauer.
Après les compliments d’usage, il botte en touche, et refuse le débat sur les points de désaccord :
Si j’en viens à ce par quoi vous différez de moi, je ne sens que trop que je suis étranger à ces objets, à un tel point qu’il me paraît difficile, voire impossible de prendre en compter une contradiction, de la résoudre ou de m’en accommoder. Je préfère donc ne pas toucher à ces points litigieux 4.
Il essaie de détourner cette force impétueuse qu’il pressent dans le farouche philosophe vers quelque autre cible, en l’adressant aux bons soins du Dr Seebeck, qui lui s’en est tenu au périmètre étroit auquel le destinait Goethe : Il a remarqué diverses négligences, relevé quelques fautes d’inattention, exposé certains points et en a vérifié d’autres, apporté quelques innovations et surtout il a bien jugé les forces et les faiblesses des adversaires
5.
Ce conseil plonge Schopenhauer dans la plus grande fureur : il était en dialogue avec Goethe et Newton, le voilà relégué, hors de l’Histoire, à composer avec quelque obscur sous-fifre !
La réponse ne tarde pas, sous forme d’une longue lettre, une quinzaine de jours plus tard.
Après les politesses de circonstances, il presse Goethe d’accepter le débat et d’entrer dans la lutte :
L’erreur se trouve nécessairement dans mon œuvre ou dans la Vôtre. Dans le premier cas, pourquoi Votre Excellence s’interdirait-elle la satisfaction, et pour moi l’enseignement, de tracer la ligne, en peu de mots, qui séparerait dans mon écrit le vrai du faux ? 6
Il révèle une pensée quelque peu… monolithique : Ma théorie est le développement d’une pensée une et indivisible qui doit être ou entièrement fausse ou entièrement vraie : c’est pourquoi elle ressemble à une voûte dont on ne saurait retirer la moindre pierre sans faire s’effondrer l’ensemble
7.
Il s’accorde avec générosité le statut de pionnier :
Je suis tout à fait certain d’avoir fourni la première véritable théorie de la couleur, la première de toute l’histoire des sciences ; je sais également qu’un jour cette théorie sera universellement reconnue et sera familière aux enfants dans les écoles 8.
Mais Goethe, qui devait envisager la même destinée ? Goethe, dépouillé de son statut de pionnier au regard de l’Histoire d’un simple trait de plume ?
Schopenhauer lui rend hommage à sa façon : Je n’aurais jamais pu accomplir cela sans le mérite antérieur plus grand de votre Excellence. Je crois également que cette reconnaissance s’exprime aussi bien dans la devise de mon écrit que dans le ton de l’ensemble, et même dans presque chaque ligne : je ne suis jamais que votre défenseur (c’est aussi pourquoi j’espérais pouvoir être décoré de Votre blason) : j’ai même délibérément accentué les quelques divergences avec Vous, pour qu’on ne pense pas voir en moi un assujettissement aveugle et un parti-pris
9.
Voici ce que le jeune Schopenhauer, 27 ans, illustre inconnu, ose dire à Goethe, 66 ans, génie fêté partout dans toute l’Europe :
A la place de la THEORIE propre à Newton, que Vous avez renversée, Vous n’en avez pas proposé de nouvelle. Ceci a été justement mon travail […].
Goethe goûta probablement cette image :
Si on compare Votre traité des couleurs à une pyramide, alors ma théorie en occupe le sommet, le point mathématique indivisible à partir duquel l’ensemble du grand édifice se déploie et qui est si essentiel que sans lui, ce n’est plus une pyramide, alors qu’il est toujours possible de retrancher à la base sans qu’il cesse d’être une pyramide. […] Cet édifice […] est le Vôtre, […] mais Vous m’avez cependant laissé le soin d’y placer véritablement le sommet qui achève la pyramide, bravant les siècles 10.
Quant au bon Dr Seebeck, il est congédié sans ménagement : Je ne vois pas où cela pourrait mener : le jugement d’un particulier a trop peu de valeur pour moi : dans le cas de Votre Excellence, il en va autrement : car Vous n’êtes pas un particulier, mais l’unique
11.
La déception
Goethe répond quelques semaines plus tard, par une brève lettre.
Son contenu, moins que sa longueur, est décevant : une nouvelle fois, Goethe botte en touche et évite de rentrer dans un débat sur le fond des points de désaccord. Et surtout, il ne s’engage pas à publier le traité de Schopenhauer.
Il le tranquillise sur un seul point : il ne l’a pas montré au Dr Seebeck, ce qui évite tout risque de plagiat.
Schopenhauer répond en janvier par une lettre aux accents éplorés :
Il semble [que] Votre Excellence nous ait de nouveau oubliés, moi et ma théorie des couleurs. Mon premier espoir, toujours incertain, que vous m’aideriez à publier ce travail s’est peu à peu évanoui : l’espérance que je nourrissais d’entendre au moins votre jugement se dissipe également, après l’avoir attendu près de sept mois 12.
Il lui demande de lui rendre son manuscrit.
Goethe voit venir la fin de ses tourments et de cette correspondance épuisante. Il prend le luxe d’envoyer ces mots consolateurs :
Je n’ai vu que trop clairement combien les hommes peuvent être d’accord sur les objets et leurs phénomènes, sans jamais pouvoir accorder leurs points de vue, leurs déductions, leurs interprétations, et que ceux même qui s’accordent sur les principes, sont aussitôt divisés sur leurs applications. Et ainsi, je n’ai que trop clairement aperçu que ce serait peine perdue que de vouloir mutuellement nous comprendre. […] Faites-moi savoir de temps en temps de quoi vous vous occupez, et vous m’y verrez toujours intéressé car, bien que je sois trop âgé pour faire miens les points de vue d’autrui, j’aimerais cependant beaucoup, autant que possible, m’informer historiquement de ce que vous avez pensé et comment vous pensez 13.
Mal lui en prit, car il reçut en retour une dernière volée de bois vert :
Je ne puis cacher d’avoir été très peiné de ne même pas avoir obtenu de Vous une sérieuse participation, une réaction en retour ou une réplique. […] Ces espoirs ardents se sont éteints peu à peu : mais après tout ce temps, après avoir tant écrit, ne pas même connaître votre avis, votre jugement, rien, rien d’autre qu’un éloge hésitant et le refus silencieux de Votre approbation, sans donner d’arguments contraires : c’était plus que ce que j’étais capable de redouter 14.
Néanmoins, lui aussi achève cette discussion par ces paroles conciliantes, et qui font même preuve d’un certain panache :
Pourtant, loin de moi l’idée de me permettre, ne serait-ce qu’en pensées, un reproche à Votre égard. Car vous avez donné à toute l’humanité, présente et à venir, des choses si nombreuses et grandes que tout un chacun, dans cette dette générale de l’humanité envers Vous, se retrouve débiteur, et que nul ne sera en droit d’exiger de Vous quoi que ce soit. Mais en vérité, pour me trouver, en de telles circonstances, dans un tel état d’esprit, il fallait être Goethe ou Kant, aucun autre de ceux qui ont vu le soleil en même temps que moi 15.
Conclusion
A 28 ans, Schopenhauer frôla la gloire. Sous l’égide de Goethe, il aurait pu connaître un début de carrière fulgurant et accumuler les honneurs.
Mais il était trop sûr d’avoir raison… Lui qui écrivit un ouvrage sur le sujet, L’Art d’avoir toujours raison, fut la première victime de ce trait de caractère. Il ne devient célèbre qu’à la fin de sa vie, et lui-même ironisait sur cette gloire tardive.
On remarque d’ailleurs que le bon Dr Seebeck, qui a sagement suivi les conseils de Goethe, n’est pas passé à la postérité. Les outrances de Schopenhauer n’ont-elles pas finalement, contribué également à sa célébrité ?
Auteur de l'article :
Cyril Arnaud, fondateur du site Les Philosophes
Auteur des Fragments pirates, philosophie poétique, et Axio, philosophie des valeurs.
1 Correspondance complète, éditions Alive, Paris, 1996, P.20
2 P.20-21
3 Rudolf Steiner, Introductions aux œuvres scientifiques de Goethe, Montesson, Éditions Novalis (France), 2002, p.325
4 Archives Goethe-Schiller de Weimar, Lettre du 23 octobre 1815
5 Ibid.
6 Correspondance complète, P.24
7 Ibid.
8 P.26
9 P.27
10 Ibid.
11 P.28
12 P.30
13 Lettre du 28 janvier 1816
14 P.32
15 P.32-33