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couverture du livre

Le plaisir et la nécessité - Philosophie naturelle et anthropologie chez Démocrite et Épicure

Expliquer le monde par des relations entre atomes, est-ce renoncer à la maîtrise de notre propre destin ? Et du même coup affirmer le règne de la seule nécessité ?

Si tout se réduit à une causalité qui se situe à un niveau imperceptible, alors le fait d’être heureux ou malheureux dépend-il encore de nous ?

Ce sont les questions que soulève l’atomisme antique, et auxquelles entend répondre Pierre-Marie Morel, Professeur d’histoire de la philosophie ancienne à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne.


Voir aussi : Démocrite



Qu’entend-on par atomisme antique ? C’est une conception d’après laquelle, schématiquement, l’univers est composé exclusivement d’atomes et de vide.

Une telle conception est matérialiste : tout ce qui est est en définitive une certaine combinaison d'atomes. Ce qui définit la forme propre de chaque être (de chaque homme, de chaque vivant, de chaque objet), ce sont les propriétés des atomes (leur taille notamment), ainsi que les relations entre atomes.

Les deux figures les plus emblématiques de cette école de pensée ont un siècle d’écart. De Démocrite nous n’avons pas conservé un grand nombre de textes, seulement des fragments ; d’Épicure nous en avons davantage, dont le plus connu reste la Lettre à Ménécée.

Ces deux philosophes ne proposent pas un système à proprement parler, mais chez les deux on trouve une philosophie de la nature (textes physiques) et une philosophie morale (textes éthiques).

Les deux voies de l’atomisme antique

La nécessité est le mot d’ordre du premier atomisme (celui de Démocrite), et le plaisir celui du second atomisme (celui d’Épicure).

Pour Démocrite, la nécessité est le principe de toutes choses, ce dont tout dépend et auquel nul ne peut échapper, tout événement étant strictement lié aux mouvements des atomes, indépendamment de toute intention, de toute finalité et de toute providence 1. Pour Épicure, le plaisir doit être à la fois le guide et la fin de toute action humaine, c’est là la voie du bonheur, si l’on suit la Lettre à Ménécée.

Pour reprendre les termes de P.-M. Morel :

La découverte principale de Démocrite, c’est la priorité, à la fois réelle et explicative, des propriétés sous-jacentes de la matière par rapport aux propriétés dérivées et aux effets secondaires, aux événements et aux actions. La découverte épicurienne, c’est avant tout cette idée que le plaisir est au principe de nos actions, ou qu’il doit l’être, parce qu’il est la seule fin véritablement naturelle que nous puissions nous donner. 2


Or, quel sens a une philosophie qui nous explique comment être heureux si tout est parfaitement déterminé ? Ainsi, l’atomisme nous condamne-t-il au pessimisme ?

Si tout est le produit d’interactions entre des atomes, quelle place reste-t-il pour l’action ? Quelle influence peuvent avoir les actions humaines dans un tel cosmos ? Quelle place pour la liberté, pour le choix, et donc pour s’efforcer d’atteindre au bonheur dans un monde où tout obéit à une nécessité aveugle, la nécessité physique des chocs entre atomes ?

Toute tentative d’être heureux n’est-elle pas rendue vaine par la physique atomiste ? Et donc, quel sens pourrait bien avoir une quelconque philosophie éthique dans le cadre d’une telle philosophie de la nature ?

Comment peuvent se concilier la physique atomiste et l’éthique épicurienne ?


Sans négliger les questions délicates et difficiles concernant l’établissement des textes anciens (surtout démocritéens), P.-M. Morel se propose d’y répondre en suivant une approche cosmologique plutôt que psychologique, c’est-à-dire une approche centrée sur les conditions de possibilité de l’action libre sans la décorréler de son inscription physique.

Il présente pour cela au lecteur une série de points de vue sur divers problèmes, dont l’unité est assurée par la question de fond qui fait leur horizon commun :

Quel est le statut de l’action humaine – qu’elle soit éthique, politique ou technique – dans un univers peuplé d’atomes en mouvement dans un vide illimité, un univers qui ne semble pas avoir d’autres principes que la nécessité physique ? En d’autres termes : quel est l’horizon cosmologique de l’action humaine en régime atomiste ? 3

Nature, plaisir, nécessité et liberté

Nous ne restituerons pas l’ensemble des problèmes et questions abordés, mais en proposerons plutôt un échantillon à nos yeux représentatif.

Tout d’abord, sur le plaisir comme telos naturel chez Épicure (chapitre 2) : que peut bien être une fin de la nature en contexte matérialiste ? Comment comprendre que l’homme doit poursuivre sa fin naturelle (le plaisir) afin d’être heureux ? Comment comprendre qu’il faille se conformer à la nature ?

Ce sont autant de formules qui étonnent dans le contexte épicurien : d’où peut venir la normativité de la nature, si elle n’est qu’atomes et vide ? Comment peut-elle fournir une fin à poursuivre, une fin qu’il faut poursuivre si elle n’est qu’atomes et vide ?


Il ne s’agit pas de dire qu’il y a une normativité inhérente à la nature, ou qu’il y a une certaine téléologie dans la nature ; si telos [fin] de la nature il y a, ce telos correspond à un peras [limite]. La nature est neutre ; la fin qu’elle impose est une limite.

Le plaisir est fin parce qu’il marque une limite, celle du désir – le désir est appel à combler un manque et le plaisir marque la fin d’une douleur, le rétablissement de l’être dans son état antérieur à la douleur.


Le cas du nécessitarisme est traité au chapitre 7 : quelle liberté peut-il y avoir dans l'univers atomiste ? Et donc quel sens peut y avoir une éthique, une philosophie consistant en prescriptions éthiques pour une vie bonne ?

La critique du nécessitarisme ne se borne pas à délimiter le pouvoir causal de la nécessité ; il s’agit d’une redéfinition. La nécessité cesse d’être un empire ontologique et causal, le régime même de production des phénomènes sans exception pour n’être plus qu’une modalité particulière parmi d’autres de la détermination causale 4.

Ainsi, en comprenant la causalité comme un dispositif causal à trois termes 5, P.-M. Morel montre comment Épicure fait de la nécessité l’un des trois thèmes de ce dispositif, au même titre que le hasard et l’action humaine.


Enfin, s’esquissent au travers de ces différents examens sinon une théorie du moins des conséquences politiques (chapitre 10). L’ambiguïté entre naturalisme et conventionnalisme est double : le juste est-il naturel, ou dépend-il de l'accord entre les membres d’une communauté donnée ? Y a-t-il une politique adaptée à la nature même des communautés, ou toute politique renvoie-t-elle aux représentations que se font les membres d’une communauté de ce qui est juste, bon, injuste etc ?

Répondre à ces questions permet de mieux comprendre la théorie du retrait hors de la vie publique, ainsi que l’idéal épicurien du jardin.

Conclusion : physique et anthropologie

P.-.M. Morel montre ainsi comment se dessine une éthique des limites de l’action chez Épicure. Une éthique des limites de l’action, c’est-à-dire une éthique où la recherche de la vie bonne est intégrée à l’étude des conditions matérielles de l’existence.

La théorie du plaisir, par exemple, est une théorie de l’adaptation aux limites de l’action. Être heureux suppose la connaissance : connaissance de la nature au sens de ce qui limite nos actions.


L’anthropologie est donc une partie de la physique, puisque l’étude des conditions matérielles de l’existence, qui limitent les possibilités de l’action, s’inscrit dans l’étude plus large de ce triple dispositif causal qui régit tout ce qui arrive.

Mais la physique, en tant qu’étude de ce qui est nécessairement, de la nature comme limite de nos actions, est en retour une étude indispensable à toute éthique : savoir ce qui est hors de notre pouvoir, c’est savoir ce qu’il est vain d’entreprendre, ce qui permet de circonscrire les plaisirs que l’on peut chercher à poursuivre et les peines que l’on peut chercher à éviter.

Autrice de l'article :

Irene Soudant, Élève à l'ENS Ulm et agrégée de philosophie.

1 P.-M. Morel, Le plaisir et la nécessité. Philosophie naturelle et anthropologie chez Démocrite et Épicure, Paris, Vrin, 2021, p.9
2 Ibid., p.10
3 Ibid., p.11
4 Ibid., p.140-141
5 Ibid., p.142