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couverture du livre

Foucault l’intempestif

Une revisite des concepts phares de la "Pensée Foucault" : épistémè, archéologie, généalogie...

Une précieuse relecture, qui remet en cause les fausses évidences et idées reçues.



Tout est dit, et l’on vient trop tard... Un autre livre sur Foucault ? Pourquoi pas. Tout a beau avoir déjà été dit, ou presque, La Bruyère témoigne qu’il importe néanmoins de redire. Si maintes choses exposées dans cet ouvrage sont connues des foucaldophiles patenté·e·s, elles ne le rendent pas pour autant superfétatoire. Leur réexamen permet de mieux cerner les tours et les détours de la « pensée Foucault », d’en souligner le caractère beaucoup plus suivi qu’on ne le juge habituellement, d’apporter au passage un éclairage salutaire sur quelques concepts-clés qui lui sont associés et, finalement, de proposer un sujet « post-cartésien » chez qui cohabiteraient en parfaite harmonie les mots et les choses, les discours et les actions.

Vous avez dit « épistémè » ?

À commencer par les notions d’épistémè, d’archéologie, de généalogie, voire d’hétérotopie, de biopolitique, ou de gouvernementalité — sans parler des binômes rebattus de « savoir-pouvoir » ou encore de « document-monument » —, les références conceptuelles à la « pensée Foucault » font preuve d’une remarquable pérennité. Emblématiques de l’époque de grande activité théorique qui les a vu naître, ces concepts ont été largement disséminés et continuent d’être ressassés sans que l’on sache toujours très précisément à quoi ils renvoient. En outre, galvanisés par la notoriété d’un Foucault qui, selon son ami Claude Mauriac, secrétait de la théorie comme une araignée son fil 1, ils permettent à des utilisateurs malins, et en tout cas peu scrupuleux, de s’octroyer à moindre frais une familiarité d’apparence avec le présumé penseur des discontinuités, l’archéologue des pratiques et des savoirs, l’un des maîtres à penser incontestables de la French Theory. Le fâcheux name-dropping se double souvent d’un non moins irritant concept-dropping.

Foucault l’intempestif ou « la folle du logos »

Ce livre souhaiterait remédier à ces superficielles appropriations et/ou trop faciles allusions. Et s’il présente Foucault comme intempestif, ce n’est évidemment pas dans l’acception latine négative d’intempestivus, i. e. hors de saison, malvenu, mais au contraire dans le sens positif de l’unzeitgemäß des Considérations inactuelles – ou intempestives – de Nietzsche. Pour celui-ci, être intempestif signifiait penser et agir « d’une façon inactuelle », contre le temps et en faveur, espérait-il, d’un temps à venir 2. Caractéristique essentielle de la philosophie qui, d’après Deleuze, doit être intempestive, toujours et seulement intempestive 3. Foucault ne pouvait que souscrire à̀ cette conception deleuzienne de la philosophie, ainsi qu’à la définition d’intempestif que proposait Nietzsche. Ce Nietzsche qui, au dire de Maurice Pinguet, il aurait rencontré, au soleil de l’été́ 1953, sur une plage italienne de la mer Tyrrhénienne 4.

Tout comme Nietzsche, Foucault aimait dégonfler les certitudes confortables de ses contemporains ; faire souffler un vent de tempête sur leurs indiscutables évidences. Homme de conviction, Foucault se défiait en revanche des certitudes. Refusant de se plier aux diktats du fait accompli, excluant d’agréer les contraintes de tout ce qui semble aller de soi parce que trop vite considéré comme naturel, Foucault posa et imposa des questions. Sinon folle du logis, il fut une impertinente et redoutable folle du logos qui empêcha de penser en rond et, du même coup, offrit la possibilité de voir jusqu’où il serait possible de penser et d’être autrement. Nul doute qu’il aurait également approuvé la belle définition que donna Charles Péguy de ce qu’il appelait une « grande philosophie ». Celle-ci n’est pas une philosophie qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité immuable, mais, affirmait Péguy, une grande philosophie est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement 5.

Inévidentes évidences

Outre cette appétence à ébranler les certitudes, Foucault excella à épingler des discontinuités là où la tradition percevait des continuités et, inversement, à révéler des permanences là où, généralement, on voyait des fractures. J’ai jugé opportun de revisiter les principales évidences qu’il a rendues à jamais inévidentes.

Moins une maladie procédant d’une donnée biologique induisant des manifestations pathologiques, la folie apparaît comme un processus socio-politique inhérent à chaque société ; la prison s’offre comme le fruit d’une improbable genèse dont les tares sans cesse dénoncées relèvent peut-être moins d’une carence rédhibitoire que d’une stratégie dûment concertée ; doué d’ubiquité beaucoup plus que d’omnipotence ou d’omniscience, le pouvoir ou, pour mieux dire, les relations de pouvoir auxquelles nul n’échappe sont faites de jeux stratégiques entre des libertés où chaque protagoniste est théoriquement en mesure de renverser les sujétions les mieux établies ; beaucoup moins réprimé qu’on ne le dit, le sexe — ainsi que l’expose la thèse connue de La Volonté de savoir (1976), premier volume de l’Histoire de la sexualité — est un outil idoine pour, à la fois, analyser et dresser l’individu.


En écrivant une Histoire de la sexualité du point de vue des discours plutôt qu’à partir de pratiques concrètes ou de supposés scientifiques, Foucault parvient non seulement à dénaturaliser le sexe, mais aussi à le politiser. Cessant de passer pour une catégorie naturelle ou une donnée anthropologique universelle, le sexe se dévoile finalement comme résultant d’un pouvoir moins soucieux de le réprimer, ainsi que le proclamaient Marcuse et Reich, qu’avide d’une formidable volonté de savoir. Situé à la charnière des deux dimensions de la vie privilégiées par le biopouvoir : l’anatomo-politique du corps et la biopolitique de la population — au carrefour du corps-organisme et du corps espèce —, il est somme toute logique que le sexe soit devenu l’objet d’un investissement sans précédent de savoir et de pouvoir. Nulle civilisation n’a été plus prolixe sur le sexe que la nôtre et, plutôt qu’une répression des discours le concernant, il y eut au contraire un effort concerté pour le faire passer au moulin sans fin de la parole (Volonté de savoir, p. 30).

Bousculant une autre idée reçue, Foucault montre aussi que les plaisirs de la chair étaient moins stricts chez les premiers Chrétiens qu’au cours de l’Antiquité gréco-latine que l’on estime à tort permissive et tolérante. En fait, cette vision manichéenne des choses est une chimère totale 6, et il se pourrait fort que l’austérité antique l’emporte de loin sur la sévérité chrétienne. Tel est notamment le cas dans le cadre des relations amoureuses complexes entre le jeune éromène à peine entré dans l’adolescence et l’éraste, l’adulte socialement établi. En tant qu’objet du plaisir de celui-ci, comment l’éromène pouvait-il affirmer sa propre maîtrise et préserver son futur statut social tout en répondant aux désirs de l’éraste ? En faisant en sorte que son plaisir se limitât à la satisfaction de savoir qu’il en procurait à l’éraste pour qui il éprouvait des sentiments d’admiration et d’attachement. Quant à ce dernier, il était tenu de ne point compromettre le futur statut d’homme libre, et par conséquent maître de ses désirs, que devra un jour assumer son amoureux du moment... Dura lex, sed lex.

Se posant en s’opposant, démystifiant les catégories convenues de la pensée, cette manière de faire renoue non seulement avec le geste primordial de la philosophie qui consiste à s’étonner devant des phénomènes que l’on ne perçoit plus à cause de trop les fréquenter, mais permet également de mettre au jour les systèmes normatifs et/ou orthopédiques qui informent les évidences trompeuses du sens commun. Avec Foucault l’intempestif, et après lui, absolument rien de ce que l’on pouvait jusqu’alors considérer comme « normal » ou « naturel » n’ira plus jamais de soi.

Vers un sujet « post-cartésien » ?

Après ses trips californiens, Foucault entreprit dans les années quatre-vingt un autre voyage qu’il appellera en plaisantant son trip gréco-latin. Trip probablement beaucoup moins aventureux que les précédents et au cours duquel, dans l’espace discret de la bibliothèque dominicaine du Saulchoir, il se pencha sur les déboires du « souci de soi » (epimeleia heautou) spolié de son prestige initial par l’injonction delphique du « connais-toi toi-même » (gnôthi seauton), et s’intéressa aux techniques antiques de subjectivation. Ces travaux ne visent pas, comme on le dit parfois, à instaurer le sujet dans la plénitude d’une souveraineté retrouvée, ils se contentent d’analyser les formes de subjectivation auxquelles peut aspirer l’individu grâce à certaines techniques de soi. Contre la vulgate d’un présumé « retour du sujet » que Foucault aurait accompli dans les dernières années de sa vie, je prétends que tel n’est pas le cas. Il n’y a pas eu retour du sujet pour la bonne raison que le sujet ne s’en était jamais allé. Simplement, si j’ose dire, on est passé d’un sujet essentiellement assujetti à un sujet capable de subjectivation. Jusqu’alors constitué — mais néanmoins capable de manifester une « attitude critique » 7 — le sujet peut et doit maintenant aspirer à se constituer.

Enfin, contrairement à Foucault, qui postule que Descartes, mais plus encore Leibniz, aurait définitivement parachevé le recouvrement du « souci de soi » par le « connais-toi toi-même » et entériné du même coup la disjonction entre logos (paroles) et ergon (actions) en permettant à un sujet de la vérité d’éclipser un sujet de vérité 8, j’envisage la possibilité d’un sujet « post-cartésien » pour qui la philosophie ou, pour mieux dire, l’activité philosophique ne saurait se borner à être une profession imbue de théories et pesante de certitudes, mais doit renouer avec l’harmonie antique du logos et de l’ergon. Et cela, afin qu’il existe le moins d’écart possible entre l’idéal affirmé et l’existence menée. En effet, pour le ou la philosophe digne de ce nom, il devrait importer au plus haut point qu’il y ait homologie entre ce qu’il ou elle dit et ce qu’il ou elle fait. On retrouve ici Montaigne pour qui la tâche de la philosophie ne consiste pas à bien dire, mais à bien faire 9, ou encore Nietzsche qui estimait un philosophe à proportion de l’exemple donné. Et cet exemple, précisait-il, devait être donné par la vie visible et non point seulement par les livres 10.

Pour autant, il ne s’agit évidemment pas de revenir à un état antérieur en espérant que le passé puisse servir de politique efficace ou constituer une feuille de route viable. Toutefois, si les Anciens ne peuvent fournir des solutions à nos problèmes actuels, ils offrent néanmoins une source d’inspiration pour (ré)inventer le présent et nous avec. Intempestif, ce regard sur la philosophie telle que l’aurait pratiquée l’Antiquité possède l’insigne avantage de résister à l’esprit du temps, de ne jamais se démoder car, n’étant jamais de mode, il peut se prévaloir d’être sans cesse d’actualité.

Auteur de l'article :

Jean-Claude Vuillemin est professeur à l'université de l'Etat de Pennsylvanie et critique littéraire. En savoir +.

1 C. Mauriac, Une certaine rage, Paris, Robert Laffont, 1977, p. 73.
2 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, dans J. Lacoste et J. Le Rider, éd., Œuvres, 2 vol., Paris, Robert Laffont, 1993, I, p. 218.
3 G. Deleuze, Différence et répétition, (1968), Paris, PUF, 1976, p. 3.
4 Voir M. Pinguet, « Les années d’apprentissage », Le Débat, dir. P. Nora, « Michel Foucault », 41, septembre-novembre 1986, p. 122-131.
5 C. Péguy, « Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne » (1914), dans R. Burac, éd., Œuvres en prose complètes, 3 vol., Paris, Gallimard, 1987-1992, III, p. 1269.
6 M. Foucault, Le Courage de la vérité. Le Gouvernement de soi et des autres II (1983-1984), éd. F. Gros, dir. F. Ewald et A. Fontana, Paris, Ehess / Gallimard / Seuil, 2009, p. 294.
7 Voir « Qu’est-ce que la critique ? », (1978), éd. H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2015, p. 33-80.
8 Alors que le sujet antique était un sujet constitué par des pratiques de soi, la philosophie moderne, selon Foucault, aurait fait advenir un sujet constituant par des pratiques de connaissance. Ce n’est qu’éventuellement, et accessoirement, que ce sujet moderne peut s’avérer un sujet éthique.
9 M. de Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, I, 40, p. 252.
10 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, éd. citée, I, p. 297.