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photo de Nayef Al-Rodhan

Une neuro-philosophie de l'histoire : « L'histoire dans une perspective durable » avec dignité et sans directionnalité

Une contribution de Nayef Al-Rodhan

La notion de dignité peut-elle être mise au cœur d'une philosophie de l'histoire ?



Les philosophies de l'histoire ont tendance à présupposer l'une ou l'autre modalité de l'idée d'un sens de l'histoire. L'histoire a été comprise par un grand nombre de philosophes comme ayant une trajectoire bien définie, progressant vers un état final donné. Ces fins ultimes varient, allant de théories idéalisées de l'harmonie sociale et politique à des visions dystopiques de l'anarchie.

Il est frappant de constater qu'un grand nombre de ces théories ont une hypothèse en commun : le germe des stades ultérieurs de l'histoire existerait déjà dans l'état actuel des choses et à l'aide de la bonne « science » de l'histoire, il serait possible de prédire, comme quelque chose qui sauterait immédiatement aux yeux, ce qu’il adviendra à l'avenir. Lorsque cette prédiction ne se concrétise pas, le « déterminisme historique » est alors sévèrement critiqué.


Ces réactions ne prennent toutefois pas en compte deux aspects importants. En premier lieu, toute approche déterministe de l'histoire s'avère être en contradiction avec l'agentivité humaine réelle. Deuxièmement, et en partie pour ces raisons évoquées, l'idée d'un déterminisme historique nie le rôle crucial de la dignité dans l'Histoire - un principe central de ce que j'ai défini ailleurs comme l'Histoire dans une perspective durable.

La recherche de la dignité dans l'espace public peut conduire à des secousses tectoniques en politique, que ce soit à l'échelle nationale ou au niveau mondial, en renversant des régimes établis, parfois plus rapidement que prévu. La dignité sous-tend très souvent l'appel au changement politique. Lorsqu'on renonce à une interprétation directionnelle de l'histoire, il en ressort davantage de clarté concernant le rapport entre la dignité individuelle et la stabilité politique.

Dans cette brève série, je traiterai des aspects neuro-philosophiques de l'histoire, de la nature humaine, des relations internationales, de la sécurité, du transhumanisme, de la dignité et de la gouvernance, ainsi que de la paix et de la guerre.

Les origines d'une histoire directionnelle

La tradition d'interprétation de l'histoire selon des modèles, qu'ils soient linéaires ou cycliques, a des racines anciennes : Hésiode, le poète censé être le concurrent d'Homère, se lamentait du fait que ses contemporains au 7e siècle avant J.C. étaient nés au crépuscule de l'« âge héroïque », bien après les âges suprêmes de l'or, de l'argent et du bronze et avant un irrémédiable âge du fer.

La célèbre anecdote de Thucydide au 5e siècle - selon laquelle les forts font ce qu'ils veulent et les faibles subissent ce qu'ils doivent subir - peut être interprétée comme une lamentation déplorant l'ampleur de la déchéance culturelle de la Grèce, malgré l'affinité ultime de l'auteur avec Athènes lors de la guerre du Péloponnèse.

Plus tard, lorsque la discipline des relations internationales fut consolidée au 20e siècle, une génération de réalistes adopta son anecdote comme une incantation en lui conférant le statut de vérité éternelle - sur un ton rappelant la fatalité des grands tragédiens. C'est peut-être chez Sophocle, plus que chez tout autre, que le sens d'une période de l'histoire, dont on peut identifier l'origine et reconstituer le parcours et qui toucherait à sa fin, est palpable.

On peut prêter des interprétations analogues à certains des philosophes chrétiens les plus connus, en particulier Saint Augustin, Saint Thomas d'Aquin et Boèce, étant donné leur attachement commun à une conception de « la fin des temps » inhérente à leur religiosité.


Cependant, c'est plus tard, avec Hegel et Marx, que le phénomène d'une histoire orientée vers une fin a atteint son apogée et sa forme la plus achevée parmi les auteurs de référence occidentaux. Ces deux derniers avaient des conceptions très différentes du sens et de la finalité de l'histoire. Hegel a décrit l'histoire comme progressant essentiellement vers la concrétisation de l'État « moderne », au sein duquel une véritable disposition éthique pourrait enfin voir le jour et s'épanouir. Marx imaginait que la nature autodestructrice du capitalisme conduirait inévitablement à la révolution, de sorte que le communisme triompherait en fin de compte. Plus concrètement, les conditions d'aliénation du prolétariat devaient nécessairement dégénérer jusqu'au moment où l'exploitation à laquelle ils étaient assujettis deviendrait insupportable.

Il y a évidemment des enseignements profonds dans ces deux théories de l'histoire : premièrement, les biens communs et individuels auxquels on peut aspirer dans l'État libéral démocratique, bien qu'ils soient imparfaits, sont réels. Et deuxièmement, les préoccupations de Marx concernant les aspects potentiellement déshumanisants du capitalisme, à savoir l'exploitation et la cohorte permanente des sans-emplois, demeurent aussi pertinentes que jamais. Cependant, les idées relatives au déterminisme historique ont généralement été rejetées.

Quelle que soit la force d'entraînement que les idées de Hegel et de Marx aient pu susciter à la fin du 19e siècle, les deux guerres mondiales ont entravé toute explication prévisionnelle de l’histoire. Il était tentant, toutefois, d'intégrer les leçons du 20e siècle dans une philosophie de l'histoire présentant quelque justification ou explication de certains événements politiques en particulier, et de conclure qu'on était arrivé à un autre genre de finalité historique.


C'est la toile de fond historique sur laquelle s'inscrit l’affirmation de Fukuyama en 1989 selon laquelle on était parvenu à la fin de l'histoire avec l'essor généralisé de la démocratie et la fin de la guerre froide. Le contenu spécifique de l'allégation pouvait être novateur - à savoir que la démocratie libérale s'avérait être la structure sociale et politique ultime pour les peuples. Cependant, l'idée que l'historicité présuppose une directionnalité et que l'on puisse donner une explication objective à ce qu’il adviendrait grâce à une bonne analyse, était bien établie.

Les décennies qui ont suivi la publication de La fin de l'histoire et le dernier homme ont néanmoins remis une fois de plus ces hypothèses en question, y compris par Fukuyama lui-même. Il est désormais largement accepté que la démocratie libérale occidentale ne saurait être si facilement exportée aux conjonctures d'un grand nombre d'histoires culturelles et politiques différentes. Rétrospectivement, en dépit de ses intentions plus élevées au niveau théorique, le présupposé d'une application universelle des valeurs de la démocratie libérale ressemblait en réalité au raisonnement du Commonwealth à partir des derniers jours de l'Empire. En outre, même dans les démocraties bien établies, des lacunes dans le régime actuel de la démocratie libérale se font cruellement sentir et ne sauraient être comblées, renforçant ainsi le sentiment d'insécurité et les fractures sociales.

Un retour à l’agentivité

En dépit de sa conception du déterminisme historique - en grande partie discréditée -, l'instabilité politique engendrée par l'inégalité radicale et les préoccupations relatives aux rapports de pouvoir et aux moyens de production ont assuré la pérennité de la pertinence de Marx. Qui plus est pour notre propos, Marx a également su reconnaître les conséquences du déterminisme pour la capacité d'agir. Marx soutenait que l'on pouvait se libérer par une prise de conscience des forces qui portent atteinte à notre liberté. Si l'on comprenait les forces historiques et politiques qui circonscrivent la liberté d'action, il serait possible d'acquérir une sorte de pouvoir sur ces forces et ne plus être à leur merci, ou du moins pas dans la même mesure.

Le caractère fallacieux de ce raisonnement a été largement commenté : comme Isaiah Berlin l'a expliqué, ni la conscience des forces qui circonscrivent la liberté, ni la volonté de les accepter ne contribue de quelque manière que ce soit à accroître la liberté, que ce soit politiquement ou métaphysiquement.

La puissance d'agir humaine est plutôt préservée de deux manières. Au niveau métaphysique, elle est préservée par le démenti de l'histoire orientée ou de toute autre modalité du déterminisme. Politiquement parlant, elle est préservée par de solides protections assurant la dignité de toutes les personnes en toutes circonstances. Les modalités particulières du politique ne sont pas ordonnées par la nature, elles sont toujours des inventions humaines et c'est la raison pour laquelle elles doivent répondre à des besoins humains.

Affronter et surmonter les déficits de dignité

Des soulèvements politiques consécutifs au cours des dernières décennies, et notamment dans la première décennie et demie du 21ème siècle, ont eu lieu dans des conjonctures différentes, mais l'une des caractéristiques commune à la plupart est la présence de ce que je nommerais des déficits de dignité. Ces déficits surviennent en raison de facteurs complexes et sont le plus fortement ressentis dans ces circonstances où la dignité n'a pas été reconnue comme une nécessité humaine - que ce soit par des forces internes ou externes. Ce que je nomme dignité dans ce contexte n'est pas seulement l'absence d'humiliation, mais la présence d'une reconnaissance et une meilleure compréhension, plus inclusive, couvrant neuf besoins fondamentaux : la raison, la sécurité, les droits humains, la responsabilité, la transparence, la justice, l'opportunité, l'innovation et l'inclusion.

Pour assurer la dignité des êtres humains, il est nécessaire de se rendre compte de ses rapports avec les aspects émotionnels, amoraux et égoïstes de la nature humaine. Les découvertes des neurosciences au cours des dernières décennies ont mis en évidence ces caractéristiques qui sous-tendent la nature humaine et la moralité humaine. Notre nature humaine révèle ces aspects comme conséquence de ce que j'ai appelé une tabula rasa prédisposée. Nous sommes nés incontestablement, ainsi que Locke le pensait, comme des pages blanches. Pourtant, et rompant ici avec le modèle de Locke, nous avons une prédisposition fondamentale, à savoir de rechercher notre propre survie et peut-être celle de notre famille génétique, dans le cadre de notre héritage évolutionniste. Si le seuil de survie est difficile à atteindre, les êtres humains s'efforceront de tout mettre en œuvre, y compris en commettant des actes qui peuvent paraître immoraux, tels que la violence à titre préventif, uniquement pour survivre. Le sens moral humain fluctue au cours de l'existence et une bonne gouvernance est le meilleur indicateur de la nature humaine sous son plus beau jour.


Cette compréhension de la nature humaine comme émotionnelle, amorale et égoïste a des conséquences importantes relatives à une conception de l'histoire, à la fois aux niveaux individuel et étatique.

Comme les êtres humains sont profondément « inachevés » avant leur socialisation, ils sont en grande partie à la merci des circonstances – la plupart d'entre eux et la plupart du temps. Lorsque la dignité et d'autres besoins fondamentaux sont respectés, le développement humain peut s'épanouir et en retour, cet essor peut promouvoir la stabilité sociale et politique. Etant donné que la nature humaine n'est pas statique et qu'elle peut être façonnée en vue de travailler à une collaboration ou pour aiguiser son égoïsme au détriment des autres, il est très important de faire ressortir des circonstances favorables au niveau mondial, et pas seulement à l'échelle nationale, afin de garantir des résultats positifs.

En outre, et en tirant parti de l'analogie réaliste entre les hommes et les états, l'égoïsme émotionnel amoral des individus est également reflété au niveau étatique. Loin d'être des acteurs rationnels, les États sont aussi des acteurs émotionnels, amoraux et égoïstes et leurs histoires, leurs mémoires collectives et leurs identités s'expriment clairement à travers leur culture stratégique. Par conséquent, les États, en tant qu'identités collectives, réclament la dignité et le respect sur la scène internationale.


Afin de permettre tout cheminement, dans une perspective durable, pour l'avenir de l'humanité, la dignité dans sa configuration holistique des neufs besoins mentionnés précédemment (tant aux niveaux individuel que collectif), doit être située au cœur de la gouvernance (la politique, les politiques et la sécurité). Cet impératif deviendra d'autant plus urgent dans les décennies à venir que l'humanité sera confrontée à de nouvelles frontières, à la fois en fonction de ses propres limites biologiques et dans un sens plus littéral, avec l'exploration de l'espace.


Traduit de l'anglais par Jane Wilhelm : voir l'article original

Auteur de l'article :

Le professeur Nayef Al-Rodhan (@SustainHistory) est un neuroscientifique, philosophe et théoricien de géopolitique. Il est chercheur honoraire à St. Antony's College, Université d'Oxford, ainsi que Senior Fellow et directeur du Programme de géopolitique et des enjeux globaux du Centre de politique de sécurité de Genève, en Suisse.

Le professeur Al-Rodhan est un chercheur de renommée internationale, lauréat de nombreux prix, qui a effectué ses études en neuroscience et en neurochirurgie aux Universités de Harvard et de Yale, ainsi qu'à la Mayo Clinic. Depuis le début des années 2000, il se consacre à l'étude de l'interaction entre la philosophie, les relations internationales et la sécurité globale à l'Université d'Oxford ainsi qu'à Genève. Par ses nombreux livres et articles novateurs, il a apporté des contributions intellectuelles importantes à l'application du champ de la neuroscience à la nature humaine, l'histoire, la géopolitique contemporaine, les relations internationales, les études culturelles, les études prospectives, ainsi que la guerre et la paix.