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La philosophie indienne
Qui est Bouddha ? Qu'est-ce que le Jaïnisme ? Quels sont les principes sur lesquels reposent l'hindouisme ?
Retrouvez les principaux auteurs et ouvrages concernant ce type de philosophie, ainsi que les principales problématiques rencontrées.
Cours
Le Veda et les Upanishads
La réincarnation
Quelle philosophie ?
Les six systèmes
Une épistémologie double
Bouddhisme & Jaïnisme
L'âge d'or
Shankara
Le déclin
A l'origine : une parabole
Deux ascètes installés en pleine forêt : un maître et son disciple – Le maître : Va – je t’en prie - remplir ma cruche à cette source, là-bas derrière les arbres !
.
Le disciple obéit aussitôt. Mais, arrivé dans la clairière, il rencontre une bruyante troupe de cavaliers armés. Venus de l’état voisin, ils sont à la poursuite de séditieux qui ont cherché à attenter à la vie de leur roi. Recruté de force, le disciple les aide à retrouver, grâce à sa connaissance des lieux, la piste des fuyards et à les ramener captifs dans leur pays d’origine. Là, il reçoit les félicitations du roi qui, bien vite, lui trouve une épouse et le promeut dans l’armée. Au fil des ans, il devient général…
Plus tard encore, le roi qui se retrouve vieux et sans héritier finit par abdiquer en sa faveur. Il monte sur le trône et c’est le début d’une sorte d’âge d’or où il gouverne avec sagesse un royaume de plus en plus prospère, tandis que sa famille s’étend et s’épanouit autour de lui…
Mais, les années passant, le ciel s’assombrit peu à peu. Des complots éclatent, déjoués de justesse ; d’inquiétants bruits de bottes se font entendre par-delà les frontières… Un beau matin, des courtisans affolés viennent le réveiller. Trop tard ! une invasion vient de se produire en pleine nuit et déjà les troupes ennemies sont aux portes de son palais. Le roi est fait prisonnier tandis que sa famille entière est massacrée sous ses yeux.
Ficelé sur un chariot qui le ramène, tel un trophée, dans le pays du vainqueur, le roi se lamente : Ô mes pauvres enfants, je ne vous reverrai donc plus !
. C’est alors qu’une voix lui répond comme en écho : Mon enfant, où est donc cette eau que tu devais me rapporter ? Voilà déjà plus d’une heure que j’attends !
1. Et il se retrouve seul dans la clairière silencieuse…
Il comprend alors que toute cette « biographie » est issue de sa seule imagination, alimentée par ses désirs, conscients ou inconscients, d’amour, de richesse, de pouvoir, etc. et qu’il n’y a pas de différence substantielle entre un simple tissu de songes et un parcours de vie « réel ». Cette heure passée dans la clairière est comme une transe déclenchée par son maître à des fins d’édification.
Aussi bien, ce que nous désignons par le terme « philosophie indienne » se présente moins comme une entreprise « désintéressée », voire scientifique, de connaissance du monde et de soi-même que comme un effort héroïque – éventuellement encouragé et aidé de l’extérieur par un maître, une tradition, des techniques d’ascèse, etc. - pour se réveiller (budh) du songe, certains diront du cauchemar de la vie 2. Mais quel est donc ce plan d’expérience par référence auquel nos itinéraires en cette vie se laissent assimiler à des rêves « bien liés » ?
Le Veda et les Upanishads
Pour le comprendre – à défaut encore d’y accéder - un détour est nécessaire par le plus ancien corpus religieux de l’Inde, le Veda. Il s’agit d’un immense ensemble de textes, à nos yeux fort hétéroclite dans la mesure où y cohabitent mythes cosmogoniques, prescriptions touchant au rituel des sacrifices, formules de magie noire, recettes d’extase, etc.
Un groupe d’écrits se détache cependant de ce chaos : les Upanishads. Leur rédaction, pour l’essentiel, se situe quelque part entre le Xème et le Vème siècle avant notre ère. L’étymologie de ce terme est déjà en elle-même révélatrice : elle renvoie à quelque chose comme « science des équivalences symboliques entre les éléments constitutifs du corps humain et ceux du cosmos ».
L’idée directrice est celle d’une entr’expression de ces éléments. Par exemple, on qualifiera l’œil humain de « solaire » et, réciproquement, le soleil d’« œil de l’univers » ; ou bien on insistera sur le parallèle entre les « souffles » présidant aux diverses fonctions physiologiques (locomotion, digestion, etc.) et les vents cosmiques censés faire glisser les corps célestes sur leurs orbites. La voie était ainsi tracée vers l’idée « révolutionnaire » d’une équivalence des deux niveaux : on osera proclamer, indifféremment, que tout homme est le cosmos lui-même en miniature ou que le cosmos n’est pas autre chose que l’homme lui-même, pour ainsi dire immensément « dilaté ».
Cette idée se rencontre parfois aussi en Europe, par exemple à la Renaissance, mais c’est seulement en Inde qu’a été tirée sa conséquence religieuse ultime : à savoir qu’un individu quelconque ne se réduit pas à son phénomène, à sa manifestation éphémère à l’intérieur de notre monde, mais qu’il détient la même « puissance », au sens de la théorie des ensembles, que l’univers lui-même, qu’il est donc aussi incréé et indestructible que cet univers, mieux, qu’il y a un sens à dire que cet univers procède de lui 3.
Telle est la doctrine ésotérique distillée par ce qu’on appelle les « grandes paroles » upanishadiques, au premier rang desquelles le fameux tat tvam asi
(« Toi aussi, tu es Cela »), à savoir l’absolu ou brahman, parole adressée par un père à son fils dans la Chândogya-Upanishad (VI,8,7). Il est bien évident, ici, que le « Toi » (tvam) ne saurait désigner la réalité empirique présente de tel individu, réalité limitée et éphémère à tous égards, mais seulement son essence, son véritable Soi ou âtman, seul susceptible d’être identifié à l’absolu, au brahman.
La réincarnation
Mais cette doctrine appelle immédiatement son complément négatif : elle énonce le droit mais en aucune manière le fait. Si tout homme, tout vivant même, est en puissance l’absolu, le brahman, le moins qu’on puisse dire est qu’il n’en a pas immédiatement conscience, de sorte que, dans l’immense majorité des cas, nous périssons – semble-t-il - avant d’avoir accompli notre véritable vocation.
De plus, cette représentation paraît laisser de côté toute idée de rétribution : nulle récompense des bonnes actions accomplies en cette vie et nulle punition des méfaits et des crimes. Or, c’est là que la pensée religieuse indienne s’avère véritablement intrépide, à savoir en élaborant, à travers la notion de samsâra ou « transmigration », une conception originale de « l’immortalité de l’âme ».
Dans ce qu’on pourrait appeler « l’eschatologie upanishadique », on rencontre, certes, çà et là, quelques éléments épars de représentation qui évoquent nos notions classiques (théistes ) de « paradis » et d’« enfer », mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel a consisté à poser que les êtres – au lieu de comparaître devant quelque tribunal de l’au-delà (comme c’est le cas dans tant de mythologies) se jugent eux-mêmes, en quelque sorte, après la mort – et cela dans la mesure où ils tendent inconsciemment à renaître dans des conditions sociales, voire au sein d’espèces animales dont les habitus exemplifient au mieux leurs choix existentiels, à savoir les tendances dont ils ont fait preuve dans le cours antérieur de leur existence.
Tout ce cadre de représentation est dominé par l’idée que la condition humaine est centrale, privilégiée même, en ce sens qu’en elle – et en elle seule dans tout l’univers - s’équilibrent plus ou moins l’attirance pour les bas-fonds et la nostalgie du « tout autre », de sorte que l’idée d’un « choix de vie » y prend tout son sens.
A cet égard, le chercheur spirituel, apparaît comme supérieur aux dieux eux-mêmes, vus comme d’anciens héros de l’ascèse et de la quête spirituelle qui, désormais, « se reposent sur leurs lauriers » en essayant d’oublier que les mérites acquis par eux ne sont pas infinis et que, faute d’avoir accédé à l’expérience décisive du tat tvam asi, ils devront « un jour » retourner, eux aussi, dans le circuit infernal de la transmigration.
Quelle philosophie ?
De cet ensemble de postulats découlent plusieurs conséquences relatives au statut même de la philosophie dans l’Inde ancienne.
Et tout d’abord le fait que la philosophie n’est pas considérée ici comme accessible à tout un chacun. Elle a pour condition première la connaissance du sanskrit, langue de la Révélation védique, ce qui revient à en faire le quasi-monopole des brahmanes. Et, de fait, en quelques vingt siècles, on peut compter sur les doigts des deux mains les textes émanant d’auteurs non-brahmanes.
Autre conséquence : le discours philosophique ne représente pas ici une fin en lui-même. Il a pour principale et même unique fonction de surmonter notre ignorance naturelle (a-vidyâ) de la véritable condition humaine, laquelle tend à nous maintenir indéfiniment prisonniers du circuit des renaissances. Son rôle est, avant tout, d’ordre sotériologique. Par ailleurs, dans la mesure, en effet, où l’avidyâ n’est pas conçue comme d’ordre purement intellectuel mais comme incarnée dans toutes sortes d’habitus, de réactions affectives et même de postures corporelles, ce discours ne se cantonne pas toujours dans la sphère intellectuelle mais s’articule volontiers sur des savoirs positifs ou réputés tels (grammaire, médecine, yoga, alchimie…).
Enfin : en fonction du postulat d’une dégradation naturelle des mentalités et des institutions au fil des siècles, le discours philosophique indien demeure étranger à toute idée de recommencement radical. Il ne prétend à aucune originalité créatrice, ne visant qu’à remonter sans cesse la pente de cette véritable entropie intellectuelle que représente pour lui la méconnaissance naturellement croissante, au fil du temps, du contenu de la Révélation védique.
C’est sur cette base, donc, que s’est peu à peu constitué au fil des siècles l’immense corpus de spéculations et de pratiques en quoi consiste ce que nous appelons la « philosophie indienne ». En un sens, on y retrouve une bonne partie de ce qui représente la substance même de la nôtre : une psychologie, une logique, une théorie de la connaissance, une morale, une ontologie…etc., mais toutes ces disciplines sont comme travaillées de l’intérieur et métamorphosées par leur finalité commune : l’accès à la délivrance (nirvâna) ou arrêt définitif de l’errance transmigratoire.
Les six systèmes
Classiquement, on distingue six « systèmes » (darshana, litt. « points de vue ») : le Vedânta (litt. « achèvement du Veda »), la Mîmâmsâ (« exégèse » (du Veda), le Sâmkhya ou « énumération » (des principes ontologiques), le Yoga, le Nyâya (logique et théorie de la connaissance), le Vaisheshika (doctrine des catégories et « physique »).
Initialement, ces « systèmes » sont assez étroitement spécialisés de sorte qu’ils se complètent plus qu’ils ne s’opposent et n’ont ainsi guère d’occasions de polémiquer entre eux.
Dans une seconde phase, ils se regroupent en trois dyades : celles formées par la Mîmâmsâ et le Vedânta, (exégèse védique, du double point de vue ritualiste et ésotérique), par le Sâmkhya et le Yoga, (psychologie humaine, « spontanée » et « maîtrisée »), et enfin par le Nyâya et le Vaisheshika (« logique » et « physique »).
Dans une troisième phase, enfin, chacun de ces systèmes s’affranchit de sa spécialisation initiale, prétendant avoir voix au chapitre sur tous les sujets. C’est évidemment à ce stade, atteint assez tôt (vers le IIIème ou IVème siècle de notre ère), que les polémiques entre systèmes 4 se déploient le plus largement.
Formellement, la présentation d’un système quelconque repose sur un ensemble de formules ultra-concises appelées sûtra, litt. « fils » au sens de « fils conducteurs », repères jalonnant les articulations principales d’une certaine démarche intellectuelle.
Ces formules – sortes d’aide-mémoires déposés par un maître à l’intention de ses élèves et devant les aider à récapituler son enseignement lorsqu’ils seront livrés à eux-mêmes – ne valent pas pour elles-mêmes mais font corps avec un commentaire (bhâsya). Mais, chose fort déroutante pour le lecteur occidental non averti, une polémique avec divers « adversaires » est toujours, à l’intérieur du commentaire, déjà sous-jacente à l’exposé dogmatique lui-même. D’un autre côté, ce sont toujours les mêmes « exemples à l’appui » qui se trouvent inlassablement repris, avec certes mille raffinements, au fil des siècles.
Typiquement, le débat se présente sous la forme suivante : on commence par donner la parole à une position doctrinale différente de ou opposée à celle que l’on se propose de défendre : c’est le pûrvapaksha ou « thèse préliminaire ». Une fois celle-ci exposée, la réplique est introduite par la formule : X iti cen na : Si (vous soutenez la thèse) X, (nous répondons) non !
.
On passe alors à la réfutation de cette « thèse préliminaire », suivie de la position d’une « conclusion » ou « thèse définitive » (siddhânta).
Mais, très souvent, la situation se complique par le fait que le « tenant de la thèse préliminaire », ou pûrvapakshin, éprouve le besoin, pour soutenir cette thèse (laquelle, pour lui, est bel et bien définitive et nullement préliminaire !) de convoquer – et réfuter – une ou plusieurs autres thèses (à ses yeux) préliminaires, de second degré, en quelque sorte… et chacune de ces dernières peut, à un moment ou à un autre, venir à être soutenue par quelque autre adversaire, etc. D’où, bien souvent, une structure véritablement labyrinthique du raisonnement…
Une épistémologie double
Pour ce qui est des « exemples à l’appui », le moins qu’on puisse dire est que les penseurs du brahmanisme ne se sont guère creusé les méninges pour les renouveler. C’est ainsi qu’on retrouve, de siècle en siècle, l’exemple du morceau de nacre gisant sur une plage et que l’on prend pour une lamelle d’argent ou encore celui de la corde enroulée que l’on confond dans la pénombre avec un serpent. Mais sans doute y a-t-il à cela une très bonne raison… D’abord, c’est la corde qu’on prend pour un serpent, la nacre qu’on prend pour de l’argent, mais jamais, ou rarement, l’inverse. D’autre part, ce qui intéresse les discutants, voire les fascine, c’est l’immédiateté de la dés-illusion, en contraste avec la relative stabilité de l’illusion.
L’idée sous-jacente est que la croyance quasi unanime en l’objectivité du sensible est une sorte de colosse aux pieds d’argile qui ne tient que par l’habitude, le consensus social et, en fin de compte, le vouloir-vivre aveugle, la tendance invétérée du vivant (humain ou autre) à persévérer dans son être, telle qu’elle s’exprime à travers les ressorts affectifs de la peine et du plaisir, de la peur et de la réassurance. D’aucuns, à ce propos, ont évoqué une « épistémologie en partie double » (comme on dit « une comptabilité en partie double ») qui part de la constatation d’une faille abrupte entre le monde dévoilé par la perception sensible et la réalité ultime telle qu’énoncée dans le Veda.
Qu’est-ce à dire ? D’un côté, cette épistémologie adhère à la multiplicité sensible, telle qu’elle se présente, dans toute son incohérence et sa fugitivité (c’est le sarvam duhkham, sarvam anityam du bouddhisme : « tout n’est que souffrance et instabilité »). Mais, d’un autre côté, elle revendique tout aussi bien le message de la Parole révélée selon lequel le salut (moksha ou nirvâna) est, d’une certaine manière, déjà là et qu’il ne nous manque plus que d’en prendre conscience.
Le rôle de la philosophie – ou de ce qui en tient lieu en Inde – sera de construire une passerelle, à la fois théorique et pratique, entre ces deux évidences opposées. Le volet théorique consistera essentiellement en une analyse du mécanisme de l’illusion perceptive comme source et modèle de la croyance en l’objectivité du monde sensible, le volet pratique en un ensemble de techniques méditatives (le yoga, au sens large), visant à détacher le sujet de son asservissement à ce même monde sensible et à lui faire « réaliser » le contenu de la Révélation.
Bouddhisme & Jaïnisme
On a toutefois raisonné jusqu’ici comme si le corpus védique constituait le cadre unique et englobant de la pensée indienne classique et comme si les brahmanes étaient, en quelque sorte, seuls au monde. En fait, il n’en est rien, et cela depuis au moins les cinquième et sixième siècles avant notre ère.
A cette époque, en effet, on assiste dans la moyenne vallée du Gange à l’apparition de personnages extérieurs à la tradition védique, ou en rupture avec elle. Comparables à certains égards aux sophistes de la Grèce antique, ce sont des maîtres autoproclamés, souvent itinérants et qui concurrencent les brahmanes dont ils ne reconnaissent pas l’autorité et dont ils dénoncent les privilèges. Contestataires avant tout, ils ne professent pas une doctrine unique mais diverses variétés d’agnosticisme, de relativisme, de fatalisme et de matérialisme. Enseignant sur la place publique et drainant des auditoires souvent considérables, ils n’ont rien écrit et, en fait, nous ne les connaissons qu’à travers le témoignage des représentants de deux autres mouvements apparus à la même époque, rivaux aussi du brahmanisme, le Bouddhisme et le Jaïnisme.
En un sens, le Bouddha et le Jina sont comparables à ces maîtres itinérants, à cette différence près que leur message était moins unilatéralement critique, davantage capable d’épurer l’idéologie brahmanique, d’universaliser au moins certains de ses aspects et de les retraduire dans les langues vernaculaires de l’époque (notamment, le pâli pour le bouddhisme). Disons que le Bouddha et le Jina ont « réussi » dans la mesure où ils ont su capter quelque chose de la signification profonde de la « révolution upanishadique », tout en la détachant complètement de l’idéologie sacrificielle védique et du primat de la caste brahmanique.
Des deux côtés, le modèle est celui d’une communauté de moines mendiants itinérants, recrutés en principe dans toutes les couches sociales et alternant ascèse et étude en vue d’une libération (nirvâna) du cycle des renaissances. Une telle communauté ne peut que vivre en symbiose avec une autre communauté, celle des « laïcs » qui poursuivent le même idéal mais, ne se sentant pas encore mûrs pour la vie monastique, s’y préparent en soutenant matériellement les moines et en recevant d’eux toutes sortes d’enseignements religieux.
Ce qu’on peut appeler la « philosophie » du bouddhisme a cristallisé autour d’une idée-force, la négation du Soi (âtman) ou de l’âme, tandis que le jaïnisme a conservé l’idée du Soi et s’est développé avant tout comme une doctrine de l’acte (karman) compris comme une sorte de souillure incrustée dans l’âme et pilotant la série de ses réincarnations. D’où le rôle central dévolu chez lui à des formes violentes d’ascèse (tapas), seules capables de « consumer » cette souillure. Parallèlement, le jaïnisme a développé une conception extrêmement exigeante de la non-violence, conduisant au respect inconditionnel de toute vie, même la plus infime, mais applicable en fait uniquement par des moines.
Pour les bouddhistes, c’est la croyance même en un Soi (âtman) qui est à la racine de l’égoïsme et, à travers lui, de toute la souffrance du monde, telle qu’elle se concrétise dans le circuit des renaissances ou samsâra. Tel est le contenu des deux premières « Nobles Vérités » censées avoir été comprises par le Bouddha au cours de la méditation décisive qui l’aurait conduit à la bodhi (un terme à rendre par « éveil » et non par « illumination » …) ; les troisième et quatrième « nobles vérités » concernant, respectivement, l’Autre de la souffrance (le nirvâna) et la voie qui y conduit.
Positivement, le bouddhisme a tenté d’expliquer l’ensemble de l’expérience, interne et externe, par l’interaction de facteurs élémentaires, les dharma. La démarche décisive consiste alors, selon lui, à réaliser que le moi (ou le Soi, l’âtman des philosophies brahmaniques) n’a que l’apparence d’une substance et se ramène, comme le reste des entités constituant l’univers, à une combinaison de dharma, combinaison tenace mais en fin de compte « déconstructible ».
L'âge d'or
Pendant plusieurs siècles, bouddhisme et jaïnisme évolueront, pour l’essentiel, en circuit fermé à l’intérieur de leurs grandes institutions monastiques. C’est l’époque où l’un et l’autre mouvement s’appliquent - à travers tout un travail philologique avant la lettre – à fixer par écrit l’enseignement, initialement oral, de leurs fondateurs respectifs, éliminant après discussion tout ce qui paraît apocryphe ou même simplement suspect. Ils ont néanmoins diverses occasions de se confronter avec les représentants du brahmanisme, notamment à l’occasion de ces sortes de joutes philosophico-théologiques, sur le parvis des temples ou dans les cours de palais, que les princes avaient coutume d’organiser en Inde. Par ailleurs, la caste brahmanique doit faire face à de nombreuses défections individuelles dans ses rangs.
On peut ainsi aller jusqu’à dire que la quasi- totalité des « intellectuels » bouddhistes – et aussi une bonne partie des maîtres du Jaïnisme – sont d’origine brahmanique. La chose n’a rien d’étonnant si l’on songe que, pour ainsi dire depuis toujours, les brahmanes, et eux seuls, règnent sur toutes les disciplines intellectuelles (grammaire, logique, philologie, linguistique même) qui constituent l’armature et le soubassement de la « théologie », et tous s’expriment naturellement en sanskrit. Sur des centaines d’auteurs d’essais ou de traités philosophiques rédigés en sanskrit, on en trouverait à peine une dizaine qui ne soient pas d’origine brahmanique. Seuls, quelques représentants de la « noblesse « (kshatriya) – parfois des rois eux-mêmes, tels que le célèbre Bhoja - font exception.
Les représentants intellectuels des grands ordres monastiques abandonnent ainsi peu à peu leur idiome natal (pâli, prâkrit…) et ne s’expriment plus – eux aussi – qu’en sanskrit. Par là-même s’ouvre, vers les 3ème- 4ème siècles de notre ère, et pour un demi-millénaire environ, un espace de discussion unique où s’opère une vaste confrontation entre, d’une part, les six « points de vue » (darshana) classiques du brahmanisme et, d’autre part, entre ces mêmes six écoles, réunies cette fois en une sorte de front commun, et tous ceux qui ne reconnaissent pas la suprématie du Veda (bouddhistes, jaina, « matérialistes »).
Cette période a produit des dizaines et des dizaines d’œuvres majeures dont une bonne proportion, malheureusement, n’a encore été traduite dans aucune langue occidentale. Cet âge d’or de la pensée indienne classique qui s’étend – approximativement – du 3ème au 9ème siècle de notre ère est le théâtre d’une évolution majeure, à savoir que chacun des six « systèmes » classiques tendra peu à peu à dépasser sa spécialisation initiale (qui dans la « logique », qui dans l’exégèse védique, etc.) et à s’affirmer comme un système « complet ». D’où, dans un premier temps, une certaine exaspération des polémiques qui les opposent. Cependant, à partir des 6ème-7ème siècles de notre ère, on constate que l’un des darshana, à savoir le Vedânta, prend peu à peu le pas sur tous les autres qu’il a tendance à ravaler au rang de disciplines spécialisées ou « techniques ».
Shankara
Cette montée en puissance du Vedânta est indissolublement liée à la figure de Shankara (actif vers 750-800 de notre ère), réformateur de l’hindouisme et fondateur, notamment, d’ordres monastiques qui jusqu’alors lui faisaient défaut. Il est l’auteur de Commentaires aux Brahmasûtra, à la Bhagavad-Gîtâ, à dix Upanishad majeures ainsi que d’une œuvre indépendante, l’Upadeshasâhasrî ou « Traité des mille enseignements ».
L’essence de la doctrine shankarienne tient dans une certaine manière systématique d’interpréter le corpus des Upanishad aux fins d’y lire la réduction de toute la multiplicité phénoménale à une substance unique, indifférenciée, au-delà de toute qualification, que l’on appelle le brahman. D’où le nom de « Non-dualisme », a-dvaita, souvent donné à cette philosophie que résume par ailleurs la formule brahma satyam jagan mithyâ : C’est le brahman qui est la réalité ; le monde est illusoire
.
Or, si l’identification au brahman de toute chose finie s’applique à l’univers physique, elle concerne aussi, et même tout spécialement, l’individualité consciente. Déjà, dans la Chândogya- Upanishad (cf supra) le tat tvam asi avait le sens d’un « Et toi aussi, tu es Cela ». De là découlait directement la fameuse équation : Âtman = Brahman. Le « Soi », c’est-à-dire l’essence même de chaque sujet conscient individuel, ne fait qu’un avec la réalité ultime.
Shankara, toutefois, en renouvelle profondément le sens dans la mesure où il part directement du sujet conscient, montre que celui-ci est toujours en droit présent, en tant que témoin de ce qui se produit dans le monde, et qu’à ce titre il se distingue radicalement du reste de la multiplicité phénoménale. C’est ce retour vers le « déjà là » du sujet, véritable Cogito avant la lettre, qui permet de « vérifier » les descriptions que les Upanishads donnent du brahman, comme existence absolue, conscience et félicité (sat – cit – ânanda).
La figure de Shankara et celles de ses nombreux et illustres disciples (Padmapâda, Prakâshâtman, Sarvajnâtman Vâcaspatimishra, etc.) sont liées à l’emprise quasi totale exercée, au détriment des autres darshana brahmaniques, dans les derniers siècles du premier millénaire de notre ère par le Vedânta non-dualiste sur l’ensemble de la pensée indienne.
Le déclin
A cela s’ajoute une circonstance historique particulière. La deuxième partie du Xème siècle de notre ère est marquée en Inde du Nord par le début des invasions musulmanes. Celles-ci vont précipiter le déclin d’un bouddhisme, déjà en perte de vitesse depuis plusieurs siècles.
Alors que l’hindouisme s’est avéré moins vulnérable aux aléas de l’histoire politique et militaire, lié qu’il est à la vie quotidienne de la société hindoue au niveau même des moindres villages, le bouddhisme a été littéralement décapité par la destruction de ses centres vitaux, à savoir les grands monastères-universités, bibliothèques du type de Nalanda (état actuel du Bihar).
Au-delà des années 960-980, il a pratiquement été éliminé de la péninsule indienne. Ceux de ses derniers grands représentants qui n’ont pas été massacrés se sont réfugiés – emportant avec eux des milliers de manuscrits – en Chine et en Asie du Sud, mais surtout au Tibet où ils seront à l’origine d’une véritable conversion de ce peuple au bouddhisme. Quant au sous-continent indien, les brahmanes s’y sont alors retrouvés entre eux, débarrassés de toute véritable contestation, notamment de la part des bouddhistes (les Jaïna ayant toujours eu tendance à vivre plus ou moins repliés sur eux-mêmes).
Il s’en est suivi dans les époques suivantes – pratiquement jusqu’ à l’arrivée des Anglais dans la seconde moitié du XVIIIème siècle - une sorte d’engourdissement ou de stagnation de la pensée brahmanique (plus ou moins réduite, en fait, à sa composante védântique) qui a produit çà et là encore quelques « Sommes » - comme l’Advaitasiddhi ou « Démonstration de la Non-Dualité » de Madhusûdhana Sarasvati (un contemporain de Descartes…) mais, dans l’ensemble, s’est épuisée en commentaires de commentaires, de plus en plus verbeux et de moins en moins originaux.
Il faudra attendre la première moitié du XIXème siècle et les premiers contacts avec le christianisme, ainsi qu’avec la science et la philosophie européenne, pour qu’un certain réveil de la pensée brahmanique – et hindoue en général – se produise, mais ceci est une autre histoire…
Orientation bibliographique
Ballanfat Marc : Introduction aux philosophies de l’Inde, Paris, Ellipses, Coll. : Philo, 2002.
Chenet François : La philosophie indienne, Paris, Armand Colin, coll. « Synthèse-Philosophie », 1998.
Filliozat Jean : Les philosophies de l’Inde, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 2012.
Hulin Michel : Shankara et la non-dualité, Paris, Almora, 2017.
Une bibliographie quasi exhaustive sur tous les aspects de la pensée et de la civilisation indienne vient de paraître sous le titre : L’Inde des mille et une pages, Ewa Tartakowsky et Viviane Tourtet (dir.), éd. Peter Lang, Bruxelles, 2017.
Auteur de l'article :
Michel Hulin est philosophe français, indianiste, professeur émérite ayant occupé une chaire à l'université Paris-IV la Sorbonne, jusqu'en 1998.
Principales publications :
La Face cachée du temps : l'imaginaire de l'au-delà, Fayard, Paris, 1985
La mystique sauvage, PUF, Paris, 1993
Qu'est-ce que l'ignorance métaphysique (dans la pensée hindoue)? : Śaṅkara, Vrin, Paris, 1994
L'Inde des Sages, Ed. du Félin, Paris, 2000
La Bhagavad-Gita, Points, Paris, 2010
Shankara et la non-dualité, Almora, Paris, 2017
1 Sous le titre « Une biographie indienne », on trouvera une version littéraire de cette parabole en appendice au roman de H.Hesse : Le jeu des perles de verre, trad. fr. Calmann-Lévy, 1981. Une autre version, plus « populaire », est rapportée par A. Malraux dans La métamorphose des dieux, Paris, N.R.F., 1957, pp. 14-16.
2 A ce propos, notre manière de faire de « Bouddha » un nom propre, au même titre que « Socrate » ou « Confucius », a quelque chose de barbare. Le terme ne peut pas signifier autre chose que « l’éveillé » (à la rigueur « le sage »), de même que « Bouddhisme » devrait se traduire par « Doctrine de l’Eveil ». Quant au nom de famille du Bouddha historique, il s’agit de « Gautama ».
3 Ce qui est dit ici de l’homme vaut en principe pour tous les vivants, les plantes comme les animaux. A eux aussi on reconnaît quelque chose comme une âme ou un « soi ». La différence est que, ne disposant pas du langage, ils ne peuvent avoir accès aux « Grandes Paroles » (mahâvâkya) libératrices, du genre tat tvam asi. Néanmoins, la pensée indienne parvient à leur éviter cette sorte de damnation que constituerait un enfermement définitif dans une finitude « muette », et cela en postulant qu’eux aussi, à leur humble niveau, détiennent une certaine capacité de choix entre le bien et le mal qui leur permettra « un jour » de repasser par la condition humaine et les possibilités de salut qu’elle présente.
4 Sans compter celles avec les « ennemis extérieurs » (bouddhistes, jaïna, « matérialistes »).
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