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Une neuro-philosophie de la compréhension transculturelle mondiale
Une contribution de Nayef Al-Rodhan
Les neurosciences apportent-elles un éclairage nouveau sur l'opposition traditionnelle entre nature et culture ?
La philosophie de la culture a une longue histoire réifiant la culture (ou les cultures) en opposition à la nature. Ceci remonte très loin aux sophistes grecs. Hippias, l'un des représentants les plus connus du mouvement sophiste, a décrit les institutions humaines et les coutumes comme des instances nous forçant à aller contre-nature. Les cyniques ont accentué cette division tout en ayant la nostalgie d'un retour à la simplicité d'une existence primitive.
La relation entre « la culture » et ce qui est d'ordre « naturel » a été compliquée, bien évidemment, et ce d'autant plus avec l'essor de la littérature nationaliste au 19e siècle (notamment avec les romantiques allemands comme A. Müller) et la montée de l'anthropologie comme champ disciplinaire distinct. En outre, certaines des idéologies extrêmes du 20e siècle ont poussé l'analogie plus loin entre l'évolution culturelle et l'évolution biologique jusqu'à des niveaux odieux et extrémistes. Ceci rendait tout argument fondé sur les sciences biologiques difficilement acceptable dans le champ de la philosophie politique pendant longtemps. La pensée « anti-naturaliste » a régné durant plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale jusque vers le milieu des années 1970 lorsque de nouvelles disciplines ont fait leur apparition qui ont contribué au changement en faveur d'un plus grand dialogue interdisciplinaire. La biologie moléculaire, la génétique comportementale et les sciences neurocognitives ont contribué de manière importante à ce tournant biologique. La « biophobie », qui avait précédemment créé une division rigide entre la sociologie et les sciences biologiques, a cédé la place à des échanges plus fructueux. Dans le même temps, les démarches en vue de conceptualiser ce que pouvait signifier le fait d'être humain ont également commencé à changer. De nouveau, cette transformation résultait de l'apport des neurosciences.
La neuro-philosophie et la nature humaine
L’avènement des neurosciences et de ses techniques a eu un impact particulièrement important.
Les techniques de neuroimagerie, telles que l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui pouvait identifier et enregistrer l'activité cérébrale en temps réel, donnaient un aperçu inédit de l'intérieur du cerveau et fournissaient de nouvelles preuves de notre neuroanatomie et de notre neurochimie commune. Ces développements commencèrent à remettre en cause les théories hégémoniques sur notre nature. Les neurosciences ont apporté des conclusions particulièrement troublantes – pour ne pas dire embarrassantes – sur la cognition humaine, la moralité et les émotions, révélant un lien plus profond et plus intime que ce que l'on pouvait penser précédemment. A titre d'exemple, le neuroscientifique Antonio Damasio, dans un livre fondateur intitulé L'erreur de Descartes, a décrit l'expérience de patients souffrant de lésions au cerveau (plus précisément de blessure au cortex frontal) et qui étaient incapables de prendre de bonnes décisions en dépit de capacités intellectuelles par ailleurs intactes. Mais comme les émotions et les sentiments des patients étaient altérés, ceux-ci n'arrivaient tout simplement plus à choisir les lignes de conduite qui leur seraient le plus favorables.
La tradition philosophique occidentale, fortement influencée par Platon et par Kant, maintenait que les émotions empêchaient la pensée rationnelle et, simultanément, la capacité de l'individu à penser éthiquement. Cependant, les neurosciences ont largement prouvé que les mécanismes neuronaux sous-jacents à la connaissance et à la prise de décision morale sont en fait étroitement liés au traitement des émotions dans le cerveau (pour des explications plus détaillées, veuillez vous référer à mes deux contributions précédentes ici et ici).
Au milieu des années 1980, le livre de Patricia Churchland intitulé Neurophilosophie plaidait pour une meilleure correspondance entre les données basées sur les neurosciences et la réflexion philosophique. La neuro-philosophie est un champ interdisciplinaire qui s'efforce de dépasser les postulats non vérifiés relatifs à l'esprit humain et à la nature humaine, avec des implications qui traversent d'autres disciplines. Les neuroscientifiques tels que Damasio iraient même plus loin en soutenant que la recherche en neurobiologie a un but philosophique. Adina Roskies éclaire la manière dont les données des neurosciences ont pu devenir des preuves empiriques aussi convaincantes. Je soutiens, en outre, que les implications de la neuro-philosophie sont aussi bénéfiques dans un sens global, transculturel et humaniste. (Il va de soi que les données des neurosciences ne devraient pas être considérées comme déterministes – comme de nombreux critiques ont pu le prétendre à tort en considérant qu'elles éliminaient le principe du libre arbitre.)
L'attrait de la neuro-philosophie
Les interprétations culturelles des émotions, outre le fait d'être représentées en opposition à la rationalité, ont rendu ce tableau plus compliqué encore et elles ont contribué en même temps à des récits de divisions ou d' « incompatibilité » entre les cultures. De plus, les études sur les variations au sein des modèles de comportement ont alimenté différentes théories relatives au rapport entre les émotions et la culture. A titre d'exemple, on a soutenu que les émotions sont des structures sociales qui fondamentalement peuvent être formatées biologiquement, mais que tout ceci est « modifié » par la culture. Dans le camp opposé, on trouve ceux qui prétendent que les émotions sont des programmes biologiques innés, que l'ensemble du genre humain peut éprouver malgré des variations au niveau du vocabulaire. Par ailleurs, ces derniers relient les émotions à des approches évolutionnistes et étudient la valeur des émotions en termes d'adaptation aux missions de vie fondamentales. Néanmoins, les neurosciences sont allées plus loin en démontrant la prépondérance des émotions et leur lien profond avec une foule de fonctions cognitives chez les êtres humains de façon générale.
Lorsque Maurizio Meloni parle du « pouvoir séduisant des neurosciences », il fait allusion, à juste titre, au principe humaniste sous-jacent dictant l'intérêt pour les neurosciences au cours des dernières années. Les neurosciences sont dotées à la fois d'une « portée épistémique » et également d'une « puissance normative ». Il avance que les efforts en vue d'apporter une réponse aux questions de moralité et de politique grâce aux neurosciences répondent à un besoin intellectuel du monde d'après 1989, dans la mesure où les neurosciences remplacent ou comblent le vide laissé derrière par quelques unes des théories dominantes du 20e siècle, y compris le marxisme, mais aussi le rationalisme kantien en théorie politique. L'autre raison principale de la montée en force des neurosciences réside dans leur projet de déconstruire les concepts de moralité, de différences culturelles ou même de divisions politiques. Il écrit ainsi :
le projet des neurosciences de mettre en lumière le substrat naturel et mis à nu des facultés humaines, qui ne soit plus teinté par les différences culturelles et linguistiques et qui puisse résister aux pressions de la société et des régimes politiques, paraît offrir […] un ancrage sûr contre le retour d'un grand nombre de traumatismes du vingtième siècle : les neurosciences se présentent comme favorisant un message de fraternité universelle […] et, avec leur insistance sur notre penchant naturel programmé pour la vie morale et l'empathie, elles semblent apporter un fondement plus solide pour une nouvelle éthique possible.
L'idée selon laquelle les neurosciences nous permettraient d'infiltrer « les premières structures de la moralité » a également été soutenue par le neuroscientifique français Jean-Pierre Changeux, qui a souligné le fait que les êtres humains possédaient les bases élémentaires fondatrices pour l'évaluation morale nécessaire à une éthique fondée sur la délibération. Ma propre théorie de la nature humaine, basée sur les neurosciences, comme étant émotionnelle, amorale et égoïste, réfute la prémisse d'une moralité innée (ou de l'immoralité) et soutient qu'une description plus exacte serait celle de l'amoralité : nous sommes nés sans aucune idée prédéfinie de ce qui est bon ou mauvais, bien que nous possédions une prédisposition fondamentale programmée pour la survie. En d'autres mots, nous sommes une tabula rasa prédisposée
. L'amoralité laisse entendre que si nous n'avons pas la capacité de développer une boussole morale, cette boussole oscillera au cours de notre existence selon les circonstances au sein de notre environnement – comme je l'ai décrit longuement dans une contribution précédente. La conduite morale est peu plausible dans des conditions où la peur et l'insécurité sont généralisées. Ces dernières inciteront un comportement enclin à la survie et la préoccupation de pouvoir atteindre des buts à court terme liés à la survie. La moralité, l'altruisme et le comportement social positif ne sont pas des choses acquises d'avance, inscrites dans notre « nature », mais sont cultivés et soutenus par des circonstances qui garantissent une sécurité de base, la dignité, ainsi que des institutions responsables.
Deux points importants sont capitaux pour aller de l'avant :
1. Le premier est qu'en dépit des polémiques et des limites inhérentes aux neurosciences, en tant que discipline qui évolue rapidement, la description neuro-philosophique de la nature humaine favorise bien la compréhension de ce que nous avons en commun et qui est enraciné dans notre neurochimie commune
.
2. La seconde conclusion a des implications pour le débat en cours sur la compréhension transculturelle et elle est plus manifestement normative dans sa portée. Etant donné l'aspect très émotionnel de la nature humaine, la reconnaissance, le respect et le fait de traiter avec dignité chaque culture, sont cruciaux. Car les besoins relatifs à la dignité des êtres humains sont à la fois individuels et collectifs : nous nous attendons à être respectés à la fois au niveau personnel et à l'échelle de groupes plus importants, celui auquel nous nous identifions et celui auquel nous appartenons. En outre, dans un monde globalisé de connexions instantanées, la compréhension transculturelle est également vitale pour la sécurité mondiale et pour désamorcer les conflits internationaux. Dans ce sens, la neuro-philosophie se fait l'écho de certains des arguments avancés par des courants révisionnistes de l'histoire et des histoires de la culture, qui prônent un récit plus inclusif sur les cultures, un récit qui reconnaîtrait à juste titre les contributions de chacune d'entre elles en les respectant et en leur accordant toute la reconnaissance qu'elles méritent.
Le modèle océanique de la civilisation
Les récits essentialistes des cultures et des « civilisations » ont souvent été fondés sur des visions des cultures qui étaient paternalistes ou qui semaient la discorde, des cultures décrites soit comme étant irréconciliables ou susceptibles d'entrer en conflit. A titre d'exemple, le « choc des civilisations » de Samuel Huntington, une thèse avancée d'abord en 1996, organisait les civilisations (surtout les civilisations occidentales par rapport aux autres) comme des entités distinctes. Ce dernier soutenait tout au long l’existence de « lignes de failles culturelles » et le caractère distinct de l'Occident par rapport aux autres civilisations du monde. L'un des grands dangers de récits essentialistes comme celui-ci est de présenter les cultures et les civilisations comme des projets limités et qui seraient apparues ex nihilo. Ceci est parfaitement faux et injuste. C'est faux parce que cette lecture oublie d'identifier les forces historiques plus importantes et les relations de pouvoir qui ont créé des catégories telles que celles de « civilisé » par opposition à « non civilisé ». C'est injuste dans la mesure où cette interprétation refuse de reconnaître d'autres cultures, comme il se doit, et dévalorise implicitement leurs rôles et leurs contributions.
En réalité, la description de « multiples civilisations » est elle-même entachée d'un préjugé. Elle renforce les disparités de statut et, comme je l'ai écrit ailleurs, elle instaure un ordre hiérarchique qui permet et favorise directement ou indirectement des préconceptions, l'aliénation et la déshumanisation, tout en renforçant la tendance naturelle à l'hégémonie et à la violation des droits. Un récit de l'histoire de la culture plus exact et plus pertinent remet en question l'« insularité » ou la « supériorité » de toute culture et considère l'histoire comme la somme d'efforts cumulés. J'ai résumé ceci dans la métaphore du modèle océanique de la civilisation : la civilisation humaine est comme un océan dans lequel affluent de nombreuses rivières qui en accroissent la profondeur. En d'autres termes, il n'y a qu'une seule civilisation humaine qui a prospéré et qui s'est développée du fait de l'addition des contributions provenant de domaines géoculturels distincts ayant interagi et qui, au cours de ce processus, se sont façonnés les uns les autres.
Les relations entre le monde arabo-islamique et l'Occident sont sans ambages l'illustration de cette représentation erronée. A ce jour, le monde arabo-islamique est représenté en opposition à l'Occident, et l'Islam est l' « Autre redoutable » de l'Europe. De plus, l'Islam en Europe est considéré comme un phénomène récent et menaçant de surcroît. Ceci dénigre ou efface malheureusement la longue histoire des échanges et des emprunts culturels au monde arabo-islamique et sa contribution à l'essor de l'Occident dans différents domaines. Nous avons examiné cette question en détail dans un volume édité sur ce sujet. Le récit dominant sur l'essor de l'Occident lie traditionnellement cette montée à l'époque de la Renaissance, à la révolution scientifique et aux Lumières, répandant ainsi une vue eurocentrique et autosuffisante de l'essor de l'Occident. En réalité, l'Europe a été très influencée par des rencontres fructueuses avec le monde arabo-islamique qui n'appartiennent plus à la mémoire collective de l'Europe. Cette longue histoire d'échanges culturels et intellectuels comprend des contributions des arts, des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, de l'architecture et de la philosophie. De même que le monde arabo-islamique avait emprunté tout en s'appuyant sur les œuvres des autres dans sa montée vers son Âge d'or, il en va ainsi de l'Europe, et il est essentiel de retrouver et de ranimer cet aspect oublié de l'histoire, particulièrement dans le monde interdépendant et dans des sociétés pluriculturelles d'aujourd'hui. Ce qui demeure plutôt (encore) le plus souvent est un sentiment de méfiance et des perceptions de différences irréconciliables, qui sont exploitées de manière opportune politiquement.
La compréhension transculturelle mondiale ne peut progresser que lorsque l'histoire des cultures outrepasse les programmes d'études actuels pour révéler une connaissance qui atténue les préjugés et favorise la prise de conscience de nos liens transculturels profonds. Mon article a débuté avec un examen des neurosciences et de la neuro-philosophie avant de passer au concept de « modèle océanique de la civilisation ». Ces deux révisionnismes (l'un de la philosophie de la nature humaine, l'autre de l'histoire et de la culture) sont cohérents et renforcent l'idéal d'efforts en vue d'établir une « sécurité transculturelle », condition préalable essentielle à la sécurité durable au niveau mondial et à un monde plus paisible et prospère – avec le but ultime d'envisager l'humanité dans un sens holistique et non pas comme un ensemble de domaines géoculturels insulaires et conflictuels.
Traduit de l'anglais par Jane Wilhelm : voir l'article original
Auteur de l'article :
Le professeur Nayef Al-Rodhan (@SustainHistory) est un neuroscientifique, philosophe et théoricien de géopolitique. Il est chercheur honoraire à St. Antony's College, Université d'Oxford, ainsi que Senior Fellow et directeur du Programme de géopolitique et des enjeux globaux du Centre de politique de sécurité de Genève, en Suisse.
Le professeur Al-Rodhan est un chercheur de renommée internationale, lauréat de nombreux prix, qui a effectué ses études en neuroscience et en neurochirurgie aux Universités de Harvard et de Yale, ainsi qu'à la Mayo Clinic. Depuis le début des années 2000, il se consacre à l'étude de l'interaction entre la philosophie, les relations internationales et la sécurité globale à l'Université d'Oxford ainsi qu'à Genève. Par ses nombreux livres et articles novateurs, il a apporté des contributions intellectuelles importantes à l'application du champ de la neuroscience à la nature humaine, l'histoire, la géopolitique contemporaine, les relations internationales, les études culturelles, les études prospectives, ainsi que la guerre et la paix.