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Les Idées noires de la physique
Vincent Bontems & Roland LehoucqMatière noire, trou noir, énergie noire... Pourquoi les physiciens ont-ils accordé une telle importance à cette couleur ?
Ne faudrait-il pas procéder ici à ce que Bachelard appelait une psychanalyse de l'esprit scientifique ?
C'est là le projet de cet ouvrage...
Voir aussi : Physique
L’influence de Bachelard
Les auteurs se réapproprient ici une démarche initiée par Bachelard : découvrir les motifs inconscients qui se retrouvent dans l’esprit du savant, et vont, malgré lui, influencer ses recherches.
Il s’agit donc de faire une sorte de psychanalyse de l’esprit scientifique, identifier les éléments irrationnels qui viennent se glisser dans le processus de réflexion rationnel, et sont tout à la fois source de créativité et d’erreur, constituant de véritables obstacles épistémologiques empêchant d’appréhender la vérité d’un phénomène dans sa complexité.
Bachelard, on le sait, s’était concentré sur les quatre éléments : l’eau, le feu, l’air, la terre. Ce qui a donné lieu à ces quatre chefs d’œuvre que sont l’Eau et les Rêves, Psychanalyse du feu, l’Air et les songes, et la Terre et les rêveries du repos.
C’est le noir que pour leur part, V. Bontems et R. Lehoucq prennent comme objet de réflexion.
Cette idée a en effet inspiré bon nombre de physiciens, et on la retrouve dans plusieurs théories physiques fondamentales :
- le ciel noir
- le corps noir
- le trou noir
- la matière noire
- l’énergie noire
Un phénomène curieux qu’il s’agit d’interroger…
Il faut se demander : Pourquoi les physiciens ont-ils ressenti le besoin de noircir ces idées ? […] Quelque métaphore se glisse-t-elle subrepticement au cœur des raisonnements ?
1.
Un dialogue entre l’astronome et le philosophe
On peut donc distinguer deux choses : l’idée (la théorie scientifique), et l’image :
Il y a comme un halo d’images noires qui accompagnent discrètement, comme son ombre, le discours du physicien sur les idées noires. Ces images, il lui faut les refouler le temps de ses raisonnements, afin que sa pensée ne s’appuie que sur des idées claires et distinctes, des équations et des mesures ultrafines, mais cela ne signifie pas qu’elles n’existent plus. Tout physicien qu’il est, il les retrouve immanquablement s’il se laisse aller à la rêverie 2.
Ainsi, à chaque idée noire correspond ainsi une image noire qui en est comme l’ombre projetée par le langage dans l’imaginaire. Le physicien qui manipule les idées noires peut n’avoir aucunement conscience des images noires, mais cela prouve justement qu’il doit constamment les refouler
3.
De ce fait, les auteurs procèderont systématiquement en deux temps.
L’astrophysicien Roland Lehoucq présente tout d’abord l’idée elle-même, la théorie physique, de manière claire et pédagogique : qu’est-ce qu’un trou noir, etc. Un rappel précieux pour les néophytes que nous sommes bien souvent, concernant ces questions si complexes…
Puis le philosophe Vincent Bontems examine les images qui viennent se mêler à ces théories physiques, et sont associées à celles-ci, parfois à l’insu du savant lui-même. Cela donne lieu à de beaux développements pleins de poésie, qui n’auraient pas manqué d’émouvoir Bachelard lui-même !
Un exemple : le noir de la nuit
Pourquoi la nuit le ciel est-il noir ? Si l’univers est infini, et constitué de milliards de galaxies comme le soutient la physique classique, alors chaque point du ciel devrait être occupé par une étoile, et il devrait être infiniment brillant…
Ce problème qui a occupé bon nombre de savants, de Kepler et Halley à Lord Kelvin, trouve sa solution avec la théorie de la relativité : la longueur d’onde de la lumière émise par les corps qui s’éloignent tend vers le rouge. Dans un univers en expansion, les galaxies lointaines sont donc de ce fait de moins en moins visible. D’autre part, la durée de vie limitée des étoiles fait que la sphère complète de lumière ne peut jamais totalement se constituer.
Du point de vue de l’image, il faut remarquer ce phénomène singulier : la noirceur du ciel n’est pas opaque, mais transparente, un caractère que l’on ne prêterait pas spontanément à la couleur noire :
La noirceur dont il s’agit ne s’applique qu’au fond du ciel, aux espaces immenses du cosmos. Elle désigne précisément l’obscurité que la lumière des astres peut transpercer. Par conséquent, le noir qu’a en vue l’astronome est limpide et non opaque. Il appartient en propre au vide intersidéral. C’est une noirceur qui témoigne paradoxalement de la transparence de l’espace qui permet à la lumière des étoiles de nous parvenir à travers des distances immenses 4.
Ainsi le noir du ciel est une couleur paradoxale : elle désigne à la fois l’absence de couleur, et la transparence qui laisse passer la lumière
5. Une image que l’on retrouve dans la notion aristotélicienne du « diaphane ».
Conclusion
Ce n’est là qu’un premier exemple de ce précieux dialogue entre le scientifique et le philosophe. Vous serez probablement fasciné par les développements concernant le « corps noir », cet objet théorique idéal qui absorbe complètement la lumière, imaginé par le physicien Kirchhoff en 1862.
Ou par les réflexions autour du « trou noir », cet « astre occlus » imaginé dès la fin du XVIIIème siècle par le révérend John Michelle et Simon de Laplace, et popularisé sous ce nom par le théoricien américain John Wheeler en 1967.
Vous pourrez voir comment la matière noire, inobservable et qui composerait pourtant 23% de notre univers rappelle la notion d’alchimique d’ « œuvre au noir ».
Et vous découvrirez, probablement, l’ « énergie noire », cette force mystérieuse à l’origine de l’expansion de l’univers.
Voici donc un ouvrage clair et pédagogique, que nous ne pouvons que vous recommander.
Une magistrale « leçon de ténèbres » qui révèle toute la poésie que porte en elle la science…
1 Introduction
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Chap.3
5 Ibid.