Les origines françaises de la philosophie des sciences
Anastasios BrennerIl s’agit ici d’examiner la constitution et la réception du conventionnalisme.
Que désigne ce courant épistémologique français qui s’est développé fin XIXème - début du XXème siècle ?
Pourquoi a-t-il influencé tant de penseurs ultérieurs ?
Thématique : Philosophie des sciences
Tout commence avec Poincaré, qui dans la Science et l’hypothèse, soutient l’idée que les propositions géométriques ne sont ni synthétiques a priori, comme le prétendait Kant, ni analytiques, ni des faits expérimentaux, comme l’affirment ses adversaires, mais sont pour une grande part des conventions. Il étend cette idée aux hypothèses physiques.
Pour résumer cette doctrine :
La thèse principale du conventionnalisme […] énonce que pour la construction de la physique, on doit poser des conventions qui relèvent de notre libre choix. Il s’ensuit que les constituants du contenu des propositions physiques qui proviennent de ces conventions ne peuvent être confirmés ni réfutés par l’expérience 1.
Duhem le rejoint : Parmi les hypothèses sur lesquelles repose une théorie mécanique, il en est un grand nombre qui n’ont pas l’expérience pour source et qui découlent seulement des conventions exigeantes arbitrairement posées par le physicien
2.
On connaît son idée fondamentale selon laquelle on ne peut pas confirmer (ou infirmer) une théorie par une expérience, car toute théorie étant un ensemble d’hypothèses, on ne sait laquelle est confirmée ou infirmée. Il n’y a donc pas d’expérience cruciale possible, par laquelle seule on pourrait décider entre deux théories. Cette conception holiste, exposée dans la Théorie physique, qui diminue l’intérêt et la puissance du critère expérimental, vient également s’accorder avec le conventionnalisme.
Pour saisir tout l’intérêt de ce nouveau courant épistémologique, il faut comprendre dans quel contexte celui-ci prend naissance. En réalité il se constitue en réaction à ce que A. Brenner nomme la vision « classique », portée par d’Alembert, Laplace, Comte, Mill…
L’auteur montre comment ce nouveau courant se constitue en tant que tel, avec Milhaud et Le Roy, ainsi que les débats internes qui l’affectent.
On peut alors s’intéresser à sa réception par les épistémologues des générations suivantes. Le contexte n’est plus le même : de nouvelles découvertes scientifiques (théorie de la relativité, théorie quantique) changent radicalement la donne, et une nouvelle épistémologie doit voir le jour pour accompagner ces bouleversements. Que devient le conventionnalisme dans ce nouveau contexte ? Peut-il s’accorder avec ces révolutions scientifiques ?
En France, c’est Bachelard et Koyré qui dominent. Ils prennent leur distance avec Poincaré et Duhem : avec eux, l’épistémologie part dans une tout autre direction (même si l’on peut découvrir des continuités et des filiations).
En revanche, les membres du Cercle de Vienne, par l’intermédiaire de Mach, manifestent un grand intérêt pour le conventionnalisme. A. Brenner décrit en détail la manière dont cette réception s’accomplit : les rapports privilégiés qui s’établissent entre Mach et Duhem, la correspondance qui s’ensuit, les discussions des membres du premier Cercle (Hahn, Neurath, Frank…) unis autour de Schlick, et pour finir l’ajout des noms de Poincaré et Duhem dans la liste des précurseurs revendiqués dans le Manifeste du Cercle de Vienne.
L’auteur examine ensuite le « conventionnalisme critique » de Carnap, une expression que celui-ci utilise explicitement dès ses premiers écrits pour présenter sa position.
Enfin, A. Brenner montre comment les travaux de Poincaré et Duhem nourrissent la pensée de Karl Popper, dans sa critique du positivisme logique.
On est alors en mesure de se pencher sur l’héritage laissé par ce courant épistémologique : la réapparition de l’histoire des sciences, contre l’approche purement logique qui a prévalu pendant de longues décennies.
Une opposition que l’on trouve déjà dans la fin de non-recevoir que Poincaré oppose à Husserl, dans sa tentative de réduire les mathématiques à la logique, mais qui apparaîtra d’autant mieux dans un exemple privilégié : la logique de la mesure.
Que devient le conventionnalisme à notre époque, dans ces années où triomphe le postpositivisme ? A. Brenner montre que les idées de Duhem et Poincaré se retrouvent chez les auteurs de ce courant. En effet, ceux-ci admettent tous, contre le positivisme logique, la thèse de Duhem-Quine, qui brouille la distinction entre le fait et la théorie, montrant que le fait [est] tout compénétré d’interprétation théorique, au point qu’il devient impossible de l’énoncer en l’isolant de la théorie
3.
Mais il existe aussi de profondes divergences entre les deux courants. Si Duhem et Milhaud considèrent que le progrès des sciences est continu, un auteur postpositiviste comme Kuhn développe une conception discontinuiste de l’histoire des sciences, et remet en cause le progrès de celles-ci.
C’est là le dernier point examiné par l’auteur : comment l’histoire des sciences vient-elle, selon les conventionnalistes, influer sur la philosophie des sciences ? Cette réflexion se concentre sur un principe bien précis : le principe d’inertie.
Les origines françaises de la philosophie des sciences : une démonstration brillante, qui montre le rôle international qu’ont pu jouer les principales figures de l’épistémologie française de cette période, exerçant leur influence sur des courants en apparence éloignés. On voit comment, à travers différentes générations de chercheurs, les différentes doctrines s’opposent, se transmettent et se répondent.
Un ouvrage conseillé à tous ceux qui s’intéressent à l’épistémologie…
1 Carnap, Über die Aufgabe der Physik und die Anwendung des Grundsatzes der Einfachstheit, Kant-Studien, 1923, p.90
2 Duhem, Prémices philosophiques, §5
3 Duhem, Notice sur les titres et travaux scientifiques, Gounouilhou, Bordeaux, 1913, p.113