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couverture du livre

Au prisme du readymade

Qu'est-ce que le readymade nous enseigne, de l'esthétique et de l'art ?

Comment vient-il à l'existence ? En quoi se distingue-t-il de l'objet ordinaire, et, a contrario, de l'œuvre d'art conventionnelle ?

Autant de questions auxquelles ce livre se consacre...


Du bazar à la galerie d'art

Cette étude philosophique ne relève ni de l'histoire de l'art ni de la critique d'art mais se veut une analyse de l'identité de l'objet ordinaire lorsqu'il est engagé dans l'odyssée ontique qui le mène du bazar, de la quincaillerie... à la galerie d'art.

Que se passe-t-il lorsqu'un urinoir - sans être pour le moins du monde dénaturé - quitte le rayon du magasin pour le plancher ou le socle de la galerie ? une « Galerie » étant un lieu d'exposition quelconque désigné par son exploitant comme une galerie d'art. Dès lors, entre-t-il dans un lieu performatif qui rendrait artistique tout objet accueilli ? Son identité tient-elle uniquement à cette étrange déportation ? A quoi bon l'esthétique ? Voici quelques-unes des questions abordées dans le livre.

Il va de soi que l'analyse prend appui sur le geste fondateur de Marcel Duchamp, mais en conservant l'urinoir, la roue ou le sèche-bouteilles dans toute leur intégrité d'ustensiles c'est-à-dire sans jamais qu'ils fassent semblant d'être des œuvres d'art en les affublant d'une signature d'artiste comme Duchamp le fit avec « R. Mutt » pour Fountain (1907). L'affaire est trop sérieuse pour en rester à la farce ou la provocation. Il en va de l'identité de l'objet.


Il en va en effet de l'identité d'une chose très ordinaire qui, sans se défaire de ce que pourquoi elle a été fabriquée et que nous appelons son « Ordinaire », acquiert une sorte de quatrième dimension qui la fait entrer dans ce que nous baptisons l'« An-art » selon un terme emprunté à Duchamp.

Insistons sur la permanence de l'Ordinaire qui signifie que les ustensiles exposés dans la Galerie n'ont pas été requinqués pour avoir une seconde vie dans une retraite bien méritée. Non, ils pourraient très bien à tout moment faire le chemin inverse et retrouver leur place dans le magasin d'origine en vue de remplir à nouveau leur vocation initiale.

Cette permanence fonctionnelle est, à nos yeux, la condition de possibilité du readymade. Faute de quoi la chose exposée ne serait qu'un banal objet détourné, comme tout bricoleur peut transformer pour son salon un enrouleur de câble en table-basse ou un casier de livreur de vin en mini cave.

Le regardeur

La difficulté de viser correctement l'objet en tant que readymade réside dans l'état que se donne le « regardeur » (comme disait Hugo).

De quelle catégorie relève-t-il ? Nous en proposons trois : Usager, Légaliste, Éveillé, chacun ayant son propre regard sur l'ustensile exposé.

Pour l'Usager, il ne s'agit en rien d'une exposition mais d'un dépôt malencontreux et temporaire : le plombier aura oublié de ranger son urinoir avant de l'installer dans l'arrière-galerie.

Le Légaliste pensera que dans une galerie d'art : autant de choses exposées autant d’œuvres d'art, sans discussion possible.

L’Éveillé considérera tant bien que mal l'Ordinaire de cette chose étrangère à ce lieu et entrapercevra l'An-art qui découle de cette présence.


Soulignons qu'il s'agit ici bien plus qu'une simple adaptation du regard selon la bonne volonté du regardeur, mais de la réponse de chaque regardeur à l'appel du readymade en tant qu'il relève a priori d'une de ces trois catégories.

Au fond, chacun des trois, ne pouvant se soustraire à l'épreuve imposée par la Galerie, est acculé (stricto sensu) à répondre à sa façon à cet appel singulier qui atteste de la particularité identitaire du readymade au sein du peuple des « œuvres d'art ».

Et il n'y a « appel » et donc événement que pour l’Éveillé, car pour le Légaliste La Roue est une œuvre d'art parmi d'autres (un peu plus osée certes, mais sans autre horizon que celui qu'elle partage avec ses consœurs : l'esthétique) et pour l'Usager il n'y a qu'un objet oublié, mal placé et donc à replacer au bon endroit.

La Galerie & le readymade

Dans la Galerie, l'ustensile est caractérisé par une nature amphibie : à la fois simplicité de sa vocation pratique et prétention (feinte) à l'œuvre d'art.

Cette dualité le distingue de l'œuvre d'art conventionnelle qui a certes des parties réalistes mais toutes orientées, hiérarchisées pour la conception d'une créature fictionnelle autonome, alors que le readymade est sous le régime de l'égalité juridique entre ses deux composantes eidétiques.

Le porte-bouteilles n'est pas dans le Porte-bouteilles pour « faire vrai » : il est ce qu'il est, vraiment et réellement, à part entière et unique.

En cela, le readymade n'est en rien une œuvre d'imagination comme le sont toutes les œuvres d'art. Pour autant il n'ouvre pas la voie à l'abjuration absolue de l'esthétique artistique car il engage la galerie d'art c'est-à-dire autre chose d'artistique que l'ustensile lui-même. La visée intentionnelle sur le readymade par le regardeur doit aller de pair avec celle sur la Galerie.


Il y a comme une visée corrélative portant sur le readymade et la Galerie qui ne sont rien l'un sans l'autre. Hors de cette corrélation point de readymade. Une telle hétéronomie est plus que significative du readymade, elle est constitutive de son identité.

La Galerie est une circonstance de lieu, d'une part, par la double corrélation artistique qu'elle institue avec des objets et ces objets entre eux et, d'autre part, par la corrélation entre elle et cet objet singulier qu'est le readymade, lui donnant in fine son identité non pas artistique mais an-artistique.

C'est là tout l'enjeu du readymade et de la relation objet-Galerie qui le constitue comme objet hautement intentionnel à partir d'un objet hautement réal et qui est bel et bien pris pour lui-même dans son identité immédiate.

Cette double identité en déséquilibre permanent est chronologique au sens où pour qu'il y ait readymade il faut d'abord disposer d'un objet à identité pratique puis le nimber d'une identité institutionnelle sans que cet apport détruise en rien sa première nature. Le porte-bouteille est alors réellement readymade, sans aucune référence à un devenir interne et pré-inscrit.

Nous avançons ainsi le terme de transfiguration sans qu’il y ait la moindre défiguration, afin de bien marquer que le regard reconnaît l'objet banal mais sous une guise toute différente.

Conclusion

Le readymade met à l'épreuve le regard d'une façon d'autant plus violente qu'il a l'aspect uniquement de ce qu'il est : un objet trivial, familier, sans aucun apprêt. Hors de toute esthétique. Le regardeur n'est pas intrigué par un traitement impressionniste, cubiste, surréaliste … ou autre. Il se demande ce qui lui arrive, comme on parle dans un port de la pêche du jour. Et suite à cet arrivage que lui vient-il à l'idée ?

Dans la vie ordinaire, voir un ustensile quelconque revient en fait à prévoir la fin dont il est le moyen : une roue c'est une ballade en bicyclette, un sèche-bouteille c'est un partage de bon vin entre amis,...

Ainsi, étant mieux faits pour prévoir que pour voir, à force de regarder utile nous en oublions de regarder l'objet par et pour sa seule présence. Le readymade nous oblige à réestimer l'objet pour rien d'autre que lui-même, ici et maintenant dans une Galerie.

Auteur de l'article :

Jean-Marc Rouvière est philosophe, essayiste, poète et chercheur indépendant.