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couverture du livre

Le spectateur émancipé

Assis dans son fauteuil, observateur attentif ou simple flâneur, le spectateur est-il nécessairement passif ? Doit-on opposer la contemplation à l'agir, le regard à l'action ? 


Le paradoxe du spectateur

De la caverne platonicienne à la critique de la société du spectacle de Guy Debord, le spectateur est celui qui se laisse bercer par les ombres, se conforme à une pseudo-vie d'aliénation. Non seulement, il ne voit que la surface des objets mais ignore qui plus est les mécanismes qui l'aveuglent. Par conséquent, être spectateur, c'est être dans l'incapacité de connaître et d'agir. Individu passif par excellence, il ne « sait pas voir. » 

Pourtant, il n'y a pas de spectacle sans spectateur. Ce paradoxe est pour Jacques Rancière, le nœud d'une dynamique singulière à l'origine du théâtre moderne. Plutôt que supprimer le théâtre, considéré par Platon comme une scène d'illusions et de passivité, les détracteurs de la mimesis ont voulu supprimer la figure du spectateur en tant que telle. 

Inverser les rôles

Le théâtre nouveau devient un espace où les assistants apprennent au lieu d'être séduits par des images, où ils deviennent des participants actifs au lieu d'être des voyeurs passifs 1.

Cette aspiration s'incarne en deux formes antagonistes : le théâtre brechtien qui incite le public à échanger sa position de spectateur passif pour celle de l'enquêteur actif, observant les phénomènes pour rechercher leurs causes, et le théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud qui entraîne le spectateur dans l'illusion théâtrale pour lui rendre l'intégralité de ses énergies vitales.

Le théâtre expirerait ainsi sa faute en essayant de conjurer ses effets, de conduire à sa propre suppression. Et le spectateur est finalement pris au piège entre le « mal du spectacle » et « la vertu du vrai théâtre » 2. Il est contraint de renoncer à sa position distante pour devenir agent d'une pratique collective qui reprend au compte du théâtre les principes de la prohibition platonicienne du théâtre 3.

Le maître et l'ignorant

Mais l'écart entre la représentation et le spectateur, que ces pratiques nouvelles s'efforcent d’enrayer, doit-il nécessairement être comblé ? 

Rancière compare cette volonté d'abolir la distance à la relation pédagogique du maître et de l'élève. Le savant et l'ignorant seraient séparés par les connaissances que l'un possède et que l'autre méconnaît encore. Mais ce gouffre ne cesse d'être réactualisé pour que le processus d'apprentissage perdure. Ce que le maître enseigne ainsi à son élève est que le savoir n'est pas tant une somme de connaissances qu'une position. Par extension, il confronte l'élève à sa propre incapacité. C'est ce que le pédagogue français Joseph Jacoto nomme « l'abrutissement » en opposition à l'émancipation intellectuelle. 


L'émancipation commence précisément quand on abolit l'opposition entre l'agir et le passif, le regard et le faire et qu'on comprend que la structure de ces rapports participe directement à une dynamique de domination et de sujétion.

De fait, n'est-ce pas la volonté de supprimer la distance qui crée la distance ? 


La passivité ou l’ignorance du spectateur n'existe, en effet, que si l'on pense au préalable une opposition radicale entre actif et passif, ignorant et savant. Et selon Rancière, si distance il y a celle-ci ne doit pas être pensée selon un antagonisme hiérarchique mais simplement comme un espace qui permet à l'élève de comparer une chose avec une autre, de traduire les signes qui l'entourent et au spectateur de composer son propre poème avec les éléments du poème en face de lui 4.

Réhabilitation du spectateur

Être spectateur n'est pas la condition passive qu'il nous faudrait changer en activité. C'est notre situation normale 5.

Revendiquer de pouvoir être à la fois un spectateur distant et un interprète actif inscrit la thèse de Rancière dans une critique de la critique sociale qui depuis Marx et jusqu'à Debord en passant par Feuerbach voudrait que l'émancipation soit la réappropriation d'un rapport à soi perdu dans un processus de séparation qu'il faudrait abolir.  

Néanmoins, si la distance est nécessaire, c'est parce qu'elle permet l'autonomisation de l’œuvre qui se tient toujours entre l'artiste et le spectateur et dont aucun n'est propriétaire. Ainsi, le pouvoir du spectateur n'est pas de mettre fin à sa prétendue passivité par une forme spécifique d'interactivité, c'est le pouvoir qu'a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu'il ou elle perçoit, de le lier à l'aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre 6.


Par conséquent, présupposer pour un artiste l'identité de la cause à l'effet, en imaginant toujours que ce qui sera perçu est ce qu'il a mis dans son œuvre, prolongerait nécessairement le principe inégalitaire de la « bonne distance » et des moyens mis en œuvre pour la supprimer. C'est à cet « abrutissement » que Rancière oppose la « pensivité de l'image », désignant dans l'image ce quelque chose qui résiste à la pensée, à la pensée de celui qui l'a produite et de celui qui cherche à l'identifier. Un quelque chose qui promet une égalité des rapports d'intelligence entre l'auteur et le spectateur et appartient au « régime esthétique de l'art », cet état indéterminé entre le passif et l'actif, l'entendement et la sensibilité qui conjoint sans les homogénéiser deux régimes d'expression.

Conclusion

En pointant du doigt l'illusion du paradoxe du spectateur, Rancière prolonge et précise, après Malaise dans l'esthétique et Le partage du sensible, le lien de rencontre entre l'esthétique et le politique dans l'art contemporain. Et nous enjoint à toujours repenser la frontière entre l'art politique et la politique de l'art.  

Auteure de l'article :

Léa Casagrande est titulaire d'un master de philosophie et d'esthétique, et travaille dans le cadre de ses études de journalisme pour les Inrockuptibles et les Ecrans Terribles.

1 p.10
2 p.13
3 Ibid.
4 p.19
5 p.23
6 Ibid.