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couverture du livre

Le Temps de l’art – Anthropologie de la création des Modernes

Dans ce livre dédié à André Malraux et Walter Benjamin, deux "chercheurs d'art", l'auteur s'interroge sur les rapports entre le temps et l'art.

Une réflexion d'une grande richesse, qui explore en particulier les notions de création, d'époque et d'ambition.


De quel genre d’essai s’agit-il ?

Le Temps de l’art est l’ouvrage d’un philosophe, qui a déjà à son actif nombre d’essais philosophiques ou esthétiques. L’auteur fait toutefois appel à d’autres disciplines, puisque le questionnement porte sur les mutations de l’art « moderne » de la Renaissance à nos jours : histoire, histoire de l’art, anthropologie (des actes, des gestes, des modes de transports, des manières de sentir, des rythmes de la vie humaine en fonction des époques considérées etc.), histoire littéraire également s’emploient à donner au livre une dimension concrète de récit.

On peut affirmer que le thème principal est le temps, lui-même appréhendé selon divers aspects (temps historique, lieux de mémoire, durée, époques, temps de la conscience intime). En quoi l’auteur est fondé à déclarer que l’enquête menée dans ce livre porte sur ce que l’art dit du temps et ce que le temps fait de l’art. L’art est peut-être le meilleur révélateur de temps qui soit, il symbolise au mieux une époque, dont les images, symétriquement, sont des marqueurs temporels.

La thématique

Plusieurs fils sont donc tissés ensemble par Michel Guérin qui, néanmoins, privilégie quelques leitmotivs : le devenir séculaire de l’Idée de création et ses avatars ; le renforcement, d’une époque à l’autre, de la conscience de l’historicité et de la responsabilité de l’individu, plus libre par rapport au groupe ; l’éclipse avec les avant-gardes de catégories comme la beauté au profit de valeurs-chocs telle la vitesse ; la montée en puissance du nihilisme par suite de l’affaiblissement des croyances qui avaient à la Renaissance assimilé l’artiste à un quasi dieu (Michel-Ange était appelé divo) ; la substitution à l’ « imitation de la nature », maxime du « grand art » (high art), de motivations de plus en plus ludiques dans l’art (le jeu vidéo correspond bien à une ère qui n’a plus « la religion de l’art ») etc. Voilà quelques-uns des thèmes du Temps de l’art.

Comment les thèmes sont-ils orchestrés ?

D’une part, la problématique d’ensemble prend d’emblée son point d’appui dans notre temps, à tort ou à raison caractérisé comme « postmoderne ». D’autre part, deux « instruments de pensée » (l’auteur a l’habitude de les appeler des Figures) permettent de nouer les thèmes entre eux de façon cohérente et dynamique. En l’espèce, il s’agit de l’époque et de l’ambition. En partant de l’examen critique de la situation de l’art aujourd’hui, on opère un discernement entre d’une part les éléments qui demeurent en place depuis le début des Temps modernes, les invariants en somme, et ceux qui varient avec le temps.

L’autonomie de l’art

Le principal invariant reste le fait que l’art est, depuis la Renaissance, une activité autonome et sui generis. Même si, l’art autonome a toujours été lié à un marché de l’art (de Florence à New-York en passant par Amsterdam et Paris), il est censé n’être inféodé à aucun maître, particulier ou collectif. Individualiste en tant que créateur, soit l’artiste de talent a le bonheur de réussir socialement, soit la malchance le condamne à vivre en marginal incompris.

Ce qui change de nos jours, ce sont d’abord les mesures : le « prix » des quelques artistes-stars d’un art devenu mondial et hypermédiatisé. Les hommes ont cru aux dieux, puis à l’Art, adhèrent-ils encore aux formes postmodernes d’un art ludique et éclectique qui, rejetant l’emphase (reste du sacré ?), apparaît plus comme un divertissement sociétal que comme un engagement spirituel, ressortissant à une spéculation…plus financière que métaphysique ? Le nihilisme est passé par là – celui que Nietzsche et Dostoïevski diagnostiquent à peu près au même moment dans l’Europe entière – et nombre de valeurs transcendantes se sont effondrées provoquant le krach de maintes croyances qu’on aurait pensé immuables. Le monde n’a cessé d’approfondir sa laïcisation et sa « profanation ».

Cette situation retentit-elle à l’intérieur du processus de création ? Si l’argent et le diktat du « monde de l’art » font et défont les réputations, à quoi le créateur croit-il vraiment lorsqu’il consacre sa vie à son œuvre. C’est la question même de l’ambition (intrinsèquement liée à la croyance), telle qu’elle ne se réduit pas à l’arrivisme social mais se délivre comme une quête métaphysique et se manifeste comme désir de se surpasser soi-même par l’intermédiaire d’une compétition avec ses pairs.

L’époque par excellence de l’ambition est le XIXe siècle, siècle des Révolutions, du roman, de l’histoire, de l’individu émergent. Pour se prêter à l’ambition, c’est-à-dire à l’extrême rapprochement du désir et du désirable (car l’ambition est réaliste et non chimérique), l’époque doit présenter des conditions favorables : les individus doivent, par leur mérite et leur talent, pouvoir s’élever dans le monde (ce qui est interdit dans une société figée en castes ou en ordres féodaux). Le comble de l’ambition se situe au niveau des symboles et de la Forme : c’est ce que Nietzsche appelle « le grand style ». Il est clair qu’un personnage hors norme donne au XIXe siècle le patron (le modèle) de l’ambition : Napoléon, ce « cavalier devant qui s’inclinaient les rois » (Pouchkine), qui marque la création de Stendhal, Nerval, Balzac, Hugo.

Pourquoi le nihilisme ?

Il faut expliquer la dédicace du livre à la double mémoire d’André Malraux et de Walter Benjamin. Michel Guérin reconnaît sa dette à leur égard et fait sienne la thèse que l’art autonome, c’est-à-dire l’art moderne (contrairement à l’art médiéval, fondu dans le sacré et dont les « artistes » sont la plupart du temps des anonymes) ne rompt avec le Surnaturel (Malraux) qu’en s’emparant simultanément de sa substance, qu’en le plaçant désormais en la garde d’un sujet libre et conscient de ses propres aptitudes. L’art qui pointe au début du Quattrocento est « dé-divinisé » : c’est le Spirituel – du divin moins le dieu. Plus on ira dans cette voie d’éloignement du sacré et de l’immanence de la chrétienté, et moins les artistes se souviendront qu’ils distillent en réalité un sens métaphysique « laïcisé »…jusqu’au moment où la croyance rentrera en crise, ne pouvant plus soutenir des transcendantaux (le Beau, la Vérité, la Justice etc.) vidés de la transcendance.

La thèse, qui n’est qu’apparemment paradoxale, c’est que l’art doit son autonomie au recul des valeurs holistes du sacré, tandis qu’il en paie aussi de plus en plus le prix en inquiétude sur le sens de son acte après qu’il a démystifié les plus hautes valeurs. L’art peut-il se passer d’aura (Walter Benjamin) ? Ou, comme demande Michel Guérin, un art athée est-il possible ?

Les époques modernes

Dans la périodisation de Michel Guérin, comme le remarque Dominique Chateau (compte-rendu de lecture dans la Nouvelle Revue d’Esthétique (2019/1, n°23, p. 125), il y a trois temps « modernes » : celui, long, qui s’étendit de l’amorce de la Renaissance à nos jours, celui, court, du siècle et demi qui s’étendit du romantisme à 1960, celui, encore en cours, peu ou prou bien nommé, « notre » moment postmoderne . Dans le fait, du romantisme aux ultimes avant-gardes, nous avons affaire à un bloc de pensée et de sensibilité. L’auteur poursuit la réflexion entamée dans un précédent livre, Nihilisme et modernité (Essai sur la sensibilité des époques modernes). Il y a des époques modernes avec des sensibilités particulières. Mais toutes les époques modernes se sont pensées elles-mêmes comme faisant rupture. Une époque, c’est d’abord le sentiment de sa différence. Une épokhè, c’est une suspension, un semblant d’arrêt dans le cours du temps, une entorse provisoire au flux qui emporte tout : un arrêt sur image, comme en pratique le cinéma. Guérin montre qu’une époque consiste à convertir le temps en images, à gager les unes par l’autre les images et le temps.

Telle est peut-être, au-delà des messages historiques ou esthétiques, la leçon d’anthropologie philosophique à retenir de ce livre : elle porte sur le sens dernier de l’ « épochalité », avec certes l’orgueil de son unicité (de ses rythmes, de son ordre visuel, de son mobilier matériel et mental, en un mot de son originalité), mais aussi la conscience tragique de sa précarité. L’époque est l’horizon de notre finitude.

Auteure de l'article :

Marie-Paule Sébastien, 27 septembre 2019