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couverture du livre

Les aventuriers de l'abstraction

Qu'est-ce que révèle le procès qu'a intenté l'artiste Brancusi aux Etats-Unis en 1927 ?

En quoi est-ce un moment décisif de l'histoire de l'art ?


Qui sont les aventuriers de l’abstraction ?

Cézanne, Manet, Monet, Malevitch, Mondrian, Duchamp, Brancusi, Picasso… Ad Reinhardt, Rothko, Pollock… la liste est longue. L’abstraction est à distinguer de la non-représentation. Elle témoigne d’une attention particulière portée au mouvement. Je ne me suis pas lancée dans cette écriture pour écrire sur la peinture mais pour retrouver le processus à l’origine de ce que nous sommes, de la civilisation, de la culture. Je cherchais Dionysos.

Salut, Enfant de Sémélé, au beau visage ; si on ne pense pas à toi, il n’est pas moyen de composer un chant qui ait de la douceur, disent les Hymnes homériques.

Je cherchais la douceur et la force : l’amour créateur. Ou plutôt, je cherchais à me défaire de ce qui, tout à la fois en moi et dans le monde, en obstruait le flux.


Les aventuriers de l’abstraction ne remettent pas en cause la belle apparence apollinienne. Leur volonté n’est pas de choquer. Ils renouent avec Dionysos afin d’inonder de Vie la réalité. Ils réinventent, à leur façon, La Naissance de la tragédie. J’ai la conviction qu’ils étaient porteurs d’un nouveau commencement. Leur geste créateur relançait l’histoire, en la faisant démarrer de plus loin dans le passé.

L’histoire puise en effet à la source des mythes. Si elle ne cesse de se projeter, comme un film sur un écran, et semble ainsi perpétuellement s’inventer, c’est parce qu’elle s’enracine dans la mythologie qui ne dispense jamais une vérité toute faite mais dévoile, au contraire, la puissance du négatif.

C’est à cette puissance que les aventuriers de l’abstraction, que j’appelle également les ultracontemporains, parce qu’ils se situent au-delà du temps chronologique, s’initiaient, espérant nous ouvrir un chemin.

L’Occident était alors, au tournant des XIXe et XXe siècles, au seuil d’une révolution. Les révolutions bolchévique et libéraliste, soviétique d’une part et américaine d’autre part, ont accentué le dualisme et contribué à la polarisation, en deux blocs, du monde. Mais la révolution de la conscience proposée par les Modernes n’a pas eu lieu. Pourquoi ? Que s’est-il passé ?

Le procès Brancusi : un fait historique.

Quelque chose tout au long du XXe siècle s’est cristallisé au bénéfice de la circulation croissante des marchandises et des capitaux boursiers. L’économie s’est financiarisée. L’abstraction a été dévoyée. Ma grille de lecture a toujours été l’art. Je réalisai aspirer, par ma compréhension de l’abstraction, à sortir de ce monde. La lecture des actes du procès qu’intenta Brancusi aux États-Unis en 1927 m’apporta la clé qui, jusqu’alors, me manquait pour participer, mais autrement, au tissage de la réalité.

En 1926, les œuvres de Brancusi, qui est invité pour la quatrième fois aux États-Unis, sont arrêtées à la douane et taxées comme des produits manufacturés, c’est-à-dire à hauteur de 40% de la valeur brute déclarée. Le problème n’est pas financier. Un arrangement est trouvé. L’exposition peut avoir lieu. Il s’agit d’un problème de reconnaissance. Un artiste déjà reconnu par ses pairs et un certain nombre de collectionneurs notables devrait-il accepter qu’un pays – et pas des moindres : celui qui, face à une Europe vieillissante, s’impose comme la figure de proue de la modernité – ne le reconnaisse pas comme tel ? Je pose la question car, si la réponse semble aller de soi, elle va entrainer le sculpteur et, avec lui, tout l’art moderne, dans un engrenage dont ce dernier ne parviendra pas à s’extraire.

En intentant un procès, Brancusi sert en effet déjà l’ambition hégémonique américaine. À cette époque, les États-Unis, s’ils font rêver les Modernes et ont permis à la Première Guerre Mondiale qui s’enlisait de basculer en faveur des Alliés, ne sont pas encore les libérateurs de 1945. Ils se cherchent une place sur l’échiquier des nations et commencent à jeter les bases d’une législation économique et douanière à leur avantage. Le procès, qui fait entrer l’art dans le champ économique et juridique, loin d’en libérer l’accès, va contribuer à en occulter la source et à en brouiller le message.


En 1928, Brancusi, retourné dans son atelier parisien, apprend sa victoire : l’Oiseau dans l’espace, qui appartenait au photographe Edward Steichen et qui avait servi de pièce à conviction, était reconnu comme une œuvre d’art. Le verdict confirmait l’existence d’une école d’art dite moderne dont les tenants réalisaient des œuvres abstraites.

L’avocat, dans son courrier, invite Brancusi à se réjouir de la décision. Il ne s’aperçut pas – et le sculpteur peut-être pas davantage – que ce jugement privait le sujet spectateur de l’exercice de sa propre faculté de juger. Il suffirait désormais qu’une instance juridique, administrative ou même économique, s’appuyant aux besoins sur des experts payés pour cela, étiquète tel ou tel objet « œuvre d’art » pour qu’il le devienne aussitôt. C’était là trahir Brancusi et même Duchamp, montrer que l’on avait rien compris à la subversion dont étaient porteurs ses ready-mades. C’était là, tout simplement, trahir l’abstraction, l’Autre, le logos, la parole.

Brancusi avait gagné. Mais il avait perdu.

Le sens de l’Europe : la construction de l’Homme

Mon objectif, à travers cet essai, ne consistait pas intenter, à mon tour, un procès contre l’Amérique. Je voulais découvrir, dans le miroir des artistes qui avaient cru en cette dernière, ce qui avait mis l’Europe en crise.

Le sujet – celui de l’inconscient de même que celui des Lumières – est éradiqué du projet civilisationnel américain. Sa puissance est récupérée. Pourquoi ? Les États-Unis sont, à mes yeux, une projection de l’inconscient occidental. Il m’importait de démasquer la posture qui met en péril notre devenir ainsi que notre croissance.

Je remonte le cours de l’histoire, détrame un récit. Je ne prétends pas faire émerger une autre vérité mais rouvrir un chemin, en me rendant sensible, comme le sont les enfants, à ce qui ne se dit jamais une bonne fois pour toutes mais prend de la valeur d’être répété sans cesse. Par la répétition, une certaine répétition, se creuse le sillon du désir. Brancusi qui, toute sa vie, chercha l’essence du vol, à travers la conception d’oiseaux à la forme toujours plus effilée, le sait mieux que quiconque.

La parole n’est pas la communication. Elle passe là où la sculpture résiste à toute sculpture, là où l’écriture résiste à toute écriture, la peinture à toute peinture…

Et cette parole qui passe, ce flux, c’est l’Homme lui-même dont chaque entreprise, quel qu’en soit concrètement le but, vise à l’édification de la forme humaine. Lorsqu’il prend conscience de ce pouvoir créateur qui l’anime, lorsqu’il s’approche de ce point où le monde se décide, lorsqu’il devient véritablement acteur, l’individu s’avère aussitôt irrécupérable. Il est libre. C’est ce point de liberté que nous ont tendu les aventuriers de l’abstraction ; ce point que je cherche, en me frayant, à travers ces pages, un chemin à rebours du siècle dernier. Ce point que nous ne voulons pas, ou pas encore suffisamment.

Auteure de l'article :

Camille Laura Villet est philosophe, psychanalyste, conférencière, fondatrice de Khôra imagination