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couverture du livre

Petite apologie de l'expérience esthétique

H. R. Jauss s'attaque à l'esthétique de la négativité représentée par Theodor Adorno, pour qui éprouver du plaisir esthétique devant une œuvre d'art est une expérience nécessairement aliénante, réservée aux arts de masses, et au philistinisme bourgeois.

Le plaisir esthétique n'est-il vraiment qu'une jouissance égoïste, incapable de nous émanciper de l'idéologie dominante ?


Critique de l'esthétique de la négativité 

Communiquée en premier lieu sous forme de conférence en 1972, la Petite Apologie de l'Expérience Esthétique fait de la jouissance le fondement de l'expérience esthétique. En défendant cette conception hédoniste, Jauss se heurte à une opposition tenace qui érige le plaisir esthétique contre l'action morale. 

La jouissance, ce plaisir immédiat, d'apparence facile à rassasier, est en effet d'ordinaire assimilé à l'art de masse : des objets de marchandise qui distraient tout en renforçant l'idéologie dominante. En somme, un art abêtissant incapable d'éveiller les consciences. Contre ce processus de réification de la culture, Théodore Adorno défend un art autonome, difficile d'accès, qui résisterait à l’homogénéité des industries culturelles afin de permettre l'émancipation des individus. 


Si Jauss dénonce à son tour le caractère aliénant d'un monde dominé par le fétichisme de la marchandise, il met néanmoins en doute l'efficacité d'une attitude ascétique à son encontre. Exacerber le fossé entre art élitiste et art de masse – assimilé au système de production capitaliste –  ne permettrait pas d'atteindre la « promesse de bonheur » visée par Adorno. 

En ce sens, il s'oppose également à Bertold Brecht pour qui l'émancipation du spectateur est nécessairement liée à un recul critique. L'émotion immersive est, en effet, opposée à la raison car considérée comme passive. Pourtant, selon Jauss, ce théâtre exigeant se heurte à une limite : soit les consciences politiques sont déjà éveillées et le théâtre brechtien ne fait que prêcher pour des convertis, soit les consciences ne sont pas éveillées et dans ce cas, il est inutile. 

Catharsis 

Accusé depuis Platon de se laisser illusionner par l'imitation du réel (mimesis), le spectateur, cet être passif par excellence, doit-il renoncer à ses émotions ?

L'expérience esthétique est amputée de sa fonction sociale primaire […] si elle ne s'ouvre pas sur cette expérience de l'autre qui s'accomplit depuis toujours, dans l'expérience artistique, au niveau de l'identification esthétique spontanée qui touche, qui bouleverse, qui fait admirer, pleurer ou rire par sympathie, et que seul le snobisme peut considérer comme vulgaire 1.

Jauss s'éloigne de cette vision antinomique, opposant le plaisir esthétique à la réflexion, en octroyant à la catharsis aristotélicienne, la capacité d'aider le spectateur à établir de nouvelles normes sociales. 


La catharsis selon Aristote est permise par l'identification du spectateur aux destins des personnages tragiques. Grâce à l'empathie, nous expérimentons des situations qui influencent notre comportement social. En effet, la catharsis ne se réduit pas à un simple défouloir. Comme le rappelle Jauss, la jouissance cathartique est aussi bien libération de quelque chose que libération pour quelque chose 2. Par conséquent, l'art aurait la faculté de communiquer, par l'exemple, des normes comportementales. 

Vers une praxis sociale 

Néanmoins, si l'art est exemplaire, ne risque-t-il pas d'être moralisant ? La réception esthétique est-elle encore libre ?

En effet, Jauss souligne la propension de l'art à exercer dans la société des « effets de communication » ou « effets créateurs de normes » 3. Cependant, contrairement à une connaissance, dont la démonstration impose l'adhésion, l'expérience esthétique nous fait éprouver une gamme d'émotions, sans pour autant prescrire des règles morales. Il s'agit en effet de distinguer l'assimilation d'une norme éthique, expérimentée et comprise grâce à l'expérience esthétique, de l'application mécanique d'une règle. Jauss reprend ainsi la distinction kantienne entre le simple « mécanisme d'imitation », et l'exemplarité : Se guider sur un précédent sans l'imiter, voilà qui exprime exactement l'influence que peuvent avoir sur d'autres les productions d'un auteur pris comme modèle. (Critique de la faculté de juger, § 32) Par conséquent, l'expérience esthétique est l'occasion pour le spectateur de construire ses propres normes.


Par ailleurs, Jauss perçoit dans l'universalité du sentiment esthétique kantien, c'est-à-dire sa propension à être éprouvé  par chacun, une véritable dimension démocratique. L'intersubjectivité du jugement de goût – je ressens subjectivement de la beauté mais tout le monde peut théoriquement ressentir ce même sentiment – est ici comprise comme la capacité de produire un consensus ouvert. Ma vision du monde a été enrichie grâce à l'expérience esthétique et je retourne à la vie sociale avec une vision plus aiguisée, plus complète du réel car j'ai vécu, ri, pleuré, au côté d'un autre que moi.

Conclusion

En réhabilitant la notion de jouissance esthétique, Jauss propose une théorie de l'émancipation aux antipodes de l'esthétique de la négativité. Bien que partageant la même critique à l'égard des industries culturelles, il réalise une inversion entre la solution et le problème : le plaisir n'est plus la source de l'aliénation des masses mais la possibilité d'une action sociale et politique. 

Auteure de l'article :

Léa Casagrande est titulaire d'un master de philosophie et d'esthétique, et travaille dans le cadre de ses études de journalisme pour les Inrockuptibles et les Ecrans Terribles.

1 p.58
2 p. 61
3 p. 63