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livre de Philippe Grosos

Signe et forme – Philosophie de l’art et art paléolithique



S'il est vrai que l'étonnement est à l'origine de la philosophie, alors l'émerveillement qui nous saisit devant les peintures préhistoriques devrait nous amener à intégrer celles-ci dans une philosophie de l'art.

Est-ce le cas aujourd'hui ? Comment l'esthétique appréhende-t-elle ces œuvres d'art bien particulières ?


Le problème

Ce livre part d’un constat : les grands noms de la tradition esthétique (Etienne Souriau, Nelson Goodman, Arthur Danto, Benedetto Croce…) n’intègrent pas dans leur réflexion une analyse des œuvres d’art du paléolithique. Nulle trace dans leur œuvre, des peintures rupestres de Lascaux, Pech Merle ou Font de Gaume, comme si l’art ne prenait naissance qu’avec l’architecture égyptienne, la sculpture étrusque, la peinture chinoise, ou pourquoi pas, celle de la première renaissance italienne 1.

Pourtant à l’inverse de Kant ou Hegel, chez lesquels une telle absence est bien compréhensible, ils disposent d’un matériau considérable, constitué des 45 millions de peintures et gravures rupestres découvertes, dans 70 000 sites de grotte répartis sur 160 pays, selon E. Anati 2, et des nombreuses études des préhistoriens analysant celles-ci avec toute la scientificité requise.


D’où vient un tel oubli ? Et qu’est-ce que ces œuvres d’art, créées avant même que l’homme n’entre dans l’Histoire, ont à nous dire ? L’art paléolithique peut-il venir renouveler en profondeur nos conceptions esthétiques, et par-delà, la philosophie de l’art ?

Les différentes approches

P. Grosos examine les différents types d'explications concernant l’art rupestre :

- « l’art pour l’art » : cette conception quelque peu naïve s’appuyant sur la notion kantienne de contemplation désintéressée suppose que les hommes préhistoriques prenaient plaisir à peindre des aurochs, bisons, mammouths, par simple plaisir esthétique, nulle considération sociale ou religieuse ne rentrant en compte. Naturellement, cette approche ne peut nous convaincre : l’homme préhistorique ne peignait pas par souci décoratif, pour embellir les grottes, de la même manière qu’on peindrait une aquarelle pour embellir un salon !


- une explication magico-religieuse : pour comprendre ce que pouvaient chercher les hommes préhistoriques en réalisant de telles œuvres, il faut, selon Reinach, interroger les peuplades « primitives » actuelles, qui vivent en marge de la civilisation : aborigènes, esquimaux, etc. : c’est l’ethnologie comparée. On aboutit alors à une pensée magique, un principe de physique sauvage [selon lequel] un esprit ou un animal peut être contraint de choisir pour séjour le lieu où a été représenté son corps 3. On peint l'auroch pour que de nombreux troupeaux apparaissent dans la vallée et que la subsistance soit assurée. Aucune motivation d’ordre esthétique donc, lorsque le peintre officiait au cœur de la caverne, mais une simple recherche prosaïque de nourriture quotidienne.


- l’explication structuraliste, incarnée par André Leroi-Gourhan, s’appuyant sur les nouvelles techniques d’analyse (photographie numérisée, datation au carbone 14…), ainsi que les travaux précurseurs d’A. Laming-Emperaire et M. Raphaël. On considère à présent les dessins non plus isolés les uns des autres, mais comme un ensemble : Prenant appui sur leur recensement ainsi que sur leur localisation, il s’agit d’interroger la logique de leur juxtaposition, afin de mettre en évidence leur possible cohérence structurale 4. Il s’oriente alors vers une interprétation pan-sexualiste des figures paléolithiques 5, considérant que les signes allongés sont masculins et les signes pleins féminins.


- le chamanisme : Jean Clottes voit dans ces œuvres le résultat de pratiques chamaniques qui amènent le peintre à des états modifiés de conscience. Sous l’effet de certaines substances, l’on voit d’abord des formes géométriques, puis des objets qui correspondent à nos émotions (de l’eau si l’on a soif, de la nourriture si l’on a faim, etc), puis un tunnel obscur d’où l’on ressort transformé. Voilà, dans l’ordre, ce qui aurait amené les artistes rupestres à dessiner des traits et des points, des aurochs, et de mystérieux anthropomorphes (hommes à têtes d’oiseaux, etc).

La thèse de l'auteur

Selon P. Grosos, ces trois dernières approches partagent un point commun : elles considèrent ces peintures comme des signes, et non comme des formes, et restent ainsi aveugles à leur dimension proprement esthétique, à leur statut d’œuvre d’art. En effet, ces œuvres ne sont considérées que comme des signes dont il faudrait chercher le sens caché, social, sexuel, religieux/magique ou neurobiologique. Ce faisant, elles passent à côté de ce qui fait la spécificité de ces peintures, leur nature profonde : ce sont des œuvres d’art.


Seule la première approche rend justice à leur caractère esthétique : mais elle a été discréditée en raison de la conception naïve de l’art qui la sous-tendait, comme simple fonction décorative, comme contemplation purement désintéressée, qui ne se prête naturellement pas à l’homme des cavernes.

Il convient donc de modifier cette définition superficielle de l’art, en revalorisant la notion de forme : la peinture ou gravure rupestre est avant tout forme esthétique, c’est-à-dire quelque chose d’unique, d’indéplaçable, de non modifiable.

Puisque l’œuvre d’art s’individualise […] comme forme, non comme signe 6, il s’agit de renverser le privilège du signe et de ressaisir ce que ces œuvres, en tant que formes esthétiques ont à nous dire. On part alors dans une tout autre direction, riche de promesses, porteuse d’une nouvelle interprétation de l’art préhistorique.


Pour ce faire, Philippe Grosos s’appuie sur une brillante étude comparée des grottes de Lascaux et des gravures de la Marche : il découvre ainsi deux rapports au monde possible que l’homme préhistorique laissait transparaître à travers ses œuvres.

Nous ne dévoilerons pas ici cette analyse en détail… Nous vous laissons découvrir par vous-même cet ouvrage qui intéressera aussi bien les passionnés de la préhistoire que d’esthétique. Un livre incontournable, qui fait rentrer enfin de plein droit dans l’histoire de l’esthétique les œuvres de ceux qui n’ont pas d’Histoire.



1 Signe et forme, Introduction
2 Aux origines de l’art. 50 000 ans d’art préhistorique et tribal, trad. J. Nicolas, Paris, Fayard, 2003, p.18 et 20
3 L'art et la magie, p. 263
4 Signe et forme, ch. 1
5 Ibid.
6 Ibid., Introduction