couverture du livre

Esthétique de la vie ordinaire

L’ordinaire, longtemps délaissé par l'art et la philosophie, peut-il devenir une source d'étonnement et d'émerveillement ?

Déconstruisant cet éternel lieu commun du contraste entre l'art et la vie, Barbara Formis interroge la possibilité d'un rapport de continuité entre la production esthétique et les gestes ordinaires.



Thématique : Philosophie de l'art


De la vie à l'art et de l'art à la vie

L'histoire de l'art a été marquée par des intrusions de l'ordinaire dans la production esthétique. Ce « sabotage » est ce qui conduit aux scènes d'intérieur de la peinture hollandaise, au collage et au ready-made duchampien. Par un processus inverse, la vie elle-même a pu être envisagée comme artistique, ce qui fut le fer de lance des artistes Fluxus et alimenta la pratique du happening durant les années cinquante et soixante. Cet aller-retour « de la vie à l'art » et « de l'art à la vie » constitue les deux parties de l'ouvrage. Deux trajectoires au cours desquelles les gestes du corps ont une place centrale car il n'y a pas de vie sans « pratiques de vie », donc sans relations subjectives et somatiques à l'environnement et à autrui.

Qu'est-ce que l'ordinaire ? 

Néanmoins, la distinction de nature entre l'art et la vie quotidienne reste fortement ancrée dans les consciences. Essayer de lever cette antinomie requiert de redéfinir dans un premier temps « l'ordinaire ». 

L'ordinaire se distingue du quotidien pensé comme effectif et privé, « ce que je fais tous les jours », par le fait d'être plus indéterminé, de l'ordre du virtuel, « ce que je pourrais faire à n’importe quel moment », demeurant, le plus souvent, une potentialité d’exécution 1

Le quotidien se situe donc du côté du subjectif, étant nécessairement nominatif : il s'agit toujours d'un quotidien spécifique, relatif à un individu précis. 

Chaque individu peut avoir une manière spécifique d'accomplir un geste – manière qui détermine son quotidien –, mais ce geste demeure néanmoins le même pour tout le monde 2.

C'est parce que l'ordinaire est de l'ordre de l'impersonnel, qu'un tel geste peut être réalisé par n'importe qui, qu'il aspire à l'universel. Hermétique à ce qui est stupéfiant, « extra-ordinaire », il n'est donc pas un fait mais une valeur commune à tous les quotidiens.

Le régime d'indiscernabilité

Et si l'art n'était pas le parachèvement de la vie, mais la répétition de qualités esthétiques déjà présentes dans le quotidien de chacun ? 

Envisager une esthétique de la vie ordinaire revient à discerner une qualité minimale dans les conduites quotidiennes. La vie ordinaire n'est plus perçue comme un état naturel et indéterminé mais s’apparente à une réalité esthétique prenant forme dans chacun de nos gestes. Cette soumission de l’esthétique « aux règles de la vie » a pour conséquence l'acceptation de certaines qualités souvent considérées comme non esthétiques : l'ennui, la répétition, l'indifférence... Une neutralité de l'expérience banale qui ne doit pas être transcendée mais au contraire considérée comme déjà esthétique. 

Pour que la vie soit assimilée à l'art, il faut que l'art et la vie soient à la fois autonomes et consubstantiels, c'est-à-dire qu'ils partagent un même champ d'existence : c'est ce que Barbara Formis nomme le « régime d’indiscernabilité ». Ce lieu où se brouillent les différences entre un geste ordinaire ou artistique. 

Et ce terrain commun à l'art et la vie est précisément l'expérience esthétique. Ainsi, c'est seulement dans la mesure où l'esthétique s'émancipe du champ de l'art et l'ordinaire d'un jugement négatif relatif aux activités routinières que l'on peut envisager la vie quotidienne non plus comme un lieu clos d'actions répétées et sans consistance mais comme matière à l'art et la philosophie. 

L'artificialité de l'ordinaire

Derrière ce rapport ambigu entre l'expérience et l'ontologie artistique, se déploie un corpus théorique qui va de La transfiguration du banal d'Arthur Danto au pragmatisme de John Dewey et Richard Shusterman en passant par La mise en scène de la vie quotidienne d'Erving Goffman. 

De la vie comme « représentation théâtrale » de Goffman, Formis retient le caractère construit des pratiques ordinaires pour formuler l'hypothèse suivante : ce n'est pas en se faisant spontané que l'art rejoint la vie, mais c'est en demeurant artificiel qu'il révèle les traits artificiels de la vie elle-même. 

Qu'on la considère comme artistique ou comme ordinaire, l'expérience demeure inaltérée 3.

La primauté accordée à l'expérience hérite cependant en grande partie de L'Art comme expérience de John Dewey pour qui une expérience satisfaisante n'est pas quelque chose d'accessoire se produisant spontanément mais une recherche de progrès. Cette évolution permettant une transformation personnelle est précisément ce qui en fait une expérience esthétique. Entre la praxis et la poïesis, elle réunit fins et moyens en se parant d'une dimension éthique. 

Car si l'on considère que c'est la vie qui instruit l'art, la beauté, la satisfaction, l'étonnement que l'on associe à l'esthétique sont inclus dans la vie ordinaire. Ce faisant, cette revalorisation du quotidien va de pair avec la capacité de l'esthétique à dévoiler la valeur profonde de la vie et la complexité des rapports sociaux qui la tissent 4 pour guider des règles d'actions.

Conclusion

Un travail référencé et clair qui a le mérite de ne pas chercher à lever le voile sur l'indiscernabilité ontologique entre l'art et la vie, ni à remplacer un régime par un autre. Mais permet au contraire d'envisager la rencontre entre les valeurs accolées à l'esthétique et l'ordinaire comme la source première d'un étonnement fécond qui agit sur notre relation à l'art et a fortiori à la vie.

Auteure de l'article :

Léa Casagrande est titulaire d'un master de philosophie et d'esthétique, et travaille dans le cadre de ses études de journalisme pour les Inrockuptibles et les Ecrans Terribles.

1 p.50
2 Ibid.
3 p. 189
4 p. 244