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Transformer le handicap
Anne-Lyse ChabertLe regard extérieur est bien souvent dérangé à la vue de personnes dites « handicapées ». Comment arrivent-elles à vivre, à bousculer l’impossibilité de traverser des réseaux où il est déjà laborieux de se frayer un chemin dans une vie plus ordinaire ?
Mais qu’entend-on en fait par « handicap » ? N’est-ce pas un mot qui fait partie de ceux qu’on emploie trop aisément, en ayant pourtant bien du mal à le définir si nous nous risquons à cette tâche ?
Projet général
Transformer le handicap est né de la confrontation avec l’expérience de la maladie neuro-dégénérative que je vis depuis des années, maladie qui m’invalide progressivement sur le plan moteur.
A quel moment ai-je pu me considérer comme « personne handicapée » ? Est-ce le moment où le diagnostic a été posé, même si ce diagnostic réalisé lorsque je n’avais qu’une dizaine d’années n’avait encore aucune réalité ? Est-ce la première fois où je me suis assise dans un fauteuil roulant ? Cela remonte-t-il bien plutôt à la première sortie avec ce fauteuil ? Ou bien cette barrière a-t-elle été franchie lorsque j’ai bénéficié de ma première carte d’invalidité ?
Autant de questions qui remettaient en cause mon propre vécu : malgré les contraintes de plus en plus grandes qui ont pu altérer mon espace de vie, je ne me suis jamais sentie différente pour autant de la personne que j’avais été avant le fauteuil, avant la carte d’invalidité ou avant le moindre aménagement. Quel était le fossé qui semblait séparer une vision typiquement extérieure et celle d’un intérieur qui déployait sa propre plénitude, où trouver le recoupement entre les deux s’il y en avait bien un ? Où trouver alors ce que l’on nomme « handicap » ?
Dans un souci d’authenticité, j’ai souhaité ne pas travailler à partir de la question déjà enferrée dans des représentations socio-culturelles peut-être déjà périmées. J’ai donc cherché tout naïvement au fil de trois expériences de vie que je déploie tour à tour dans mon ouvrage, où le handicap pouvait bien se loger.
Plan :
Mon travail débute dans un déroulement chronologique : que se passe-t-il dans le ressenti de l’individu en situation de handicap ? Comment gère-t-il les limitations de son corps ou de son environnement ? A quel moment peut-il apprendre à faire jouer en sa faveur de nouveaux équilibres de vie, en choisissant en cela de ne pas rester enlisé dans ses premières limites ?
La suite de mon ouvrage suit un plan qui s’échelonne autour de trois dimensions :
- Dans un premier temps, j’ai travaillé à partir d’expériences d’un calligraphe japonais devenu tétraplégique à la suite d’un accident de plongée. Après un long apprentissage et un certain nombre d’aménagements de son milieu, il parvient à retrouver la même expertise artistique qu’auparavant, en utilisant cette fois uniquement la mobilité de son cou et de sa bouche pour tenir sa plume. Cet exemple met en avant la plasticité des normes de vie d’un individu à même son corps.
- J’ai travaillé dans un second temps à une échelle plus technique. Je me suis intéressée à la mise en place d’une équipe de cécifoot au Mali en 2012. Après bien des efforts pour innover avec les maigres moyens du bord, l’on confondrait aisément les joueurs aveugles avec une équipe de foot traditionnelle. Le concept d’affordance me permet de mettre en avant comment le dialogue environnement-milieu, d’abord court-circuité, peut être rétabli.
- Enfin je me penche dans un troisième temps sur une échelle plus politico-sociale. J’ai repris l’autobiographie Ma vie d’autiste de Temple Grandin qui raconte elle-même comment elle a pu évoluer dans un contexte qui s’adaptait à ses capacités, en même temps qu’elle essayait autant que faire se peut de s’adapter aux contraintes de ce même environnement. Je mets en avant un outil, les Capabilités, concept qui a été développé dans le champ économique par Amartya Sen, et qui présente l’avantage de tracer une frontière entre ce que l’individu peut être ou faire dans un milieu qui lui offre certaines possibilités. En cela, ce concept, certes à une autre échelle, rejoint les mêmes enjeux que les deux outils précédents : il laisse entrevoir une nouvelle possibilité de dialogue entre l’individu et son milieu.
Ce dernier exemple me permet de rebondir sur des considérations plus « thérapeutiques », où le binôme entre le patient et son thérapeute est repensé de manière totalement neuve. Les deux acteurs du soin modulent leur alternance dans cette nouvelle alliance de deux « égaux » : quelqu’un qui soigne, qui offre un environnement à son patient, et le patient, tout aussi acteur du soin qu’on lui prodigue, qui choisit ou non de se saisir des opportunités que lui offre le milieu dans lequel il évolue.
Conclusion
Cet ouvrage fait la part belle à l’expérience vécue du sujet. Il révèle, autour de la vacuité apparemment « locale » du concept de handicap, que notre vécu s’inscrit souvent à rebours des catégories dont nous nous étiquetons les uns les autres, nous empêchant en cela de nous laisser porter par l’Autre.
Auteure de l'article :
Anne-Lyse Chabert, chercheuse en philosophie au laboratoire SPHERE de l'Université Paris-Diderot