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couverture du livre

De l'égalité des deux sexes, de l'éducation des dames, de l'excellence des hommes

Comment démontrer, au siècle de Louis XIV, que l'Esprit n'a point de Sexe ? 1

Avec Descartes ! répond Poulain de la Barre (1647-1723) dans ses trois traités décisifs sur « l'égalité entre les sexes », publiés entre 1673 et 1675.

Longtemps méconnus en France, ils sont pour la première fois réunis en 2011 dans un ouvrage édité et présenté par Marie-Frédérique Pellegrin, maîtresse de conférences à l'université Lyon III.


Poulain de la Barre, un acteur de « la querelle des femmes » 2

Entre le XVe et le XXe siècle, les prises de position de savant.e.s et autres hommes et femmes de science concernant l'égalité ou l'inégalité des sexes est désignée sous le nom de « querelle des femmes ».

L'expression « aller à l'école des dames ou des femmes » est utilisée par les défenseur.euse.s des femmes au XVIIe. Les salons sont ainsi reconnus par certain.e.s comme de hauts lieux d’apprentissage des valeurs fondamentales à l'instruction de l'honnête homme.

Cette expression se lexicalise non sans ambivalence : sa connotation est-elle méliorative ou dépréciative ? La question reste ouverte comme en témoigne L'école des femmes de Molière.


Poulain de la Barre (PDB) se distingue cependant de la tradition des écrits masculins de défense des femmes 3 au sens où il revendique d'écrire non pas en galant mais en philosophe. Comme en témoignent ces mots, choisis par Simone de Beauvoir en exergue du Deuxième Sexe : Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juges et parties.

PDB pose ainsi avec acuité la question de savoir quelles stratégies adopter pour ne pas sombrer dans les préjugés dont il a hérité et par lesquels il a été constitué en tant qu'homme du XVIIe siècle.

Trois traités, trois formes de discours ou la subversion des poncifs

Comme l'illustre le choix des différentes formes de discours choisies pour chacun de ses traités, PDB s'inscrit, à première vue, dans la tradition de la querelle des femmes.

En effet, chacun des discours s'identifie à un genre précis : De l'égalité des deux sexes au traité d'éducation à usage des femmes, De l'éducation des dames aux entretiens comme forme philosophique par excellence depuis Socrate et pratiquée au XVIIe siècle notamment par les Précieuses, et De l'excellence des hommes à la forme des Pro et contra à travers lesquels se confrontent deux parties opposées en vue de la résolution, forme chère aux scolastiques dont l'enseignement demeure majoritaire en France au XVIIe siècle.


Toutefois, c'est pour mieux les détourner que PDB les mobilise au service de sa démonstration. Le traité d'éducation des femmes n'a rien de galant et vise à démontrer l'égalité des Esprits ; les cinq entretiens, loin de mener à une dévalorisation de la femme et de ses capacités d'apprentissage, jugées inférieures par l'opinion commune et les préjugés, montrent au contraire le cheminement d'Eulalie et de Timandre 4 guidé.e.s par la méthode cartésienne vers la sagesse ; enfin, le Pro et Contra permet de réfuter les arguments théologiques convoqués par les scolastiques pour affirmer l'inégalité des Sexes sur leur propre terrain et selon leur propre méthode.


Dans ceux-ci, le détournement des poncifs est associé à un ton souvent railleur et ironique, ainsi cette formule mordante dans l'ES : Il ne faut pas s'étonner qu'elles (les femmes) n'aient point inventé les sciences dont la plupart n'ont été d'abord que l'ouvrage des oisifs et des fainéants 5.

Ce rapprochement irrévérencieux entre l'attitude contemplative louée par les Anciens comme accès privilégié à la sagesse et celle des fainéants n'est pas une simple provocation à destination des aristotéliciens, elle soulève le problème plus profond des conditions matérielles d'accès au savoir. En d'autres termes, comment une femme française du XVIIe siècle, vouée aux travaux domestiques ou religieux, peut-elle prendre le temps de se consacrer à l'apprentissage des sciences et de la sagesse ?

Cause de l'inégalité : « la conjoncture historique » 6

A – La coutume contre la nature

Dans la tradition cartésienne de la critique des préjugés, PDB consacre à la notion de coutume une place centrale dans ses démonstrations de l'égalité entre les Sexes ; il la définit ainsi : C'est assez de la trouver établie pour croire qu'elle est bien fondée 7.

Ainsi, dans le second traité, il distingue entre d'une part une inclination jugée naturelle pour telle ou telle discipline, on peut penser à ce titre aux pratiques (pré)jugées féminines telles que la couture, et d'autre part une inclination casuelle pour telle ou telle discipline en fonction de la nécessité, de l'éducation ou de l'habitude 8. PDB procède ainsi à une redéfinition de l'inclination ; il démontre la fausseté du préjugé qui l'identifie au naturel, i.e au substantiel et au nécessaire et démontre ainsi son caractère accidentel et contingent.

B – L'équivalence dans la différence

Dans le troisième traité, la notion d' « équivalence » permet de repenser la différence sans inégalité 9. Les facultés propres aux femmes, physiques notamment, peuvent être différentes sans être inégales, c'est-à-dire tout en étant équivalentes à celles des hommes. La résolution de l'inégalité ne passe pas par une pensée de l'identité mais par une pensée de la différence.

Cette notion d'équivalence est préparée dès le deuxième traité, où il est question spécifiquement d'une égalité d'esprit, ainsi : Il est aisé de remarquer que la différence des sexes ne regarde que le Corps : n'y ayant que proprement cette partie qui concerne la production des hommes ; et l'Esprit n'y faisant qu'y prêter son consentement, et le faisant en tous de la même manière, on peut conclure qu'il n'a point de Sexe 10.

Un cartésianisme pratique : réformes sociales et éducation

A- La définition cartésienne du savoir au cœur de la démonstration de « l'égalité des Esprits »

Pourquoi les écrits philosophiques de Descartes permettent-ils de démontrer l'égalité entre les Sexes ? D'après les trois traités de PDB, cela s'explique en partie par sa définition de la science.

D'abord l'image de l'arbre de la philosophie de la lettre-préface des Principes de la Philosophie (1644) va dans le sens d'une capacité générale de tout esprit à tout savoir, ainsi PDB semble s'inspirer de cette image lorsqu'il se prononce contre le cantonnement de l'éducation des femmes à certains domaines 11.

Plus spécifiquement, la définition cartésienne de la science paraît être au cœur du raisonnement de PDB ; débarrassée des inutiles ratiocinations des scolastiques, la science naturelle devient accessible au plus grand nombre. Ce qu'elle perd en quantité, elle le gagne en qualité ; le concept de science ne perd pas en compréhension ce qu'il gagne en extension.

Ainsi dans le premier traité PDB distingue entre l'instruction qui doit être rendue accessible à tous.tes et l'érudition 12, qui se fait passer à tort pour la science véritable sous prétexte qu'elle se dispense en latin 13. Dans le deuxième traité, il préconise à ce titre de préférer la lecture approfondie d'un bon livre à la lecture superficielle d'une quantité de livres inutiles 14.

B – Reformulation du cogito

Inspirés de méditations individuelles et métaphysiques, les entretiens du deuxième traité sont collectifs et pratiques, i.e destinés à l'action.

Les entretiens II, III et IV sont l'occasion pour PDB de reprendre le cheminement des quatre premières Méditations Métaphysiques de Descartes (1641) afin de démontrer l'enjeu politique que suppose la reconnaissance de l'égalité entre les sexes. Ainsi, PDB reformule le cogito en ces termes : nous existons, parce que ce qui doute agit, et que ce qui agit existe 15, du je au nous, de la pensée à l'action, autant de déplacements qui situe le cartésianisme de PDB dans un horizon éminemment pratique. La connaissance de soi et des vérités fondamentales doit servir l'action et l'émancipation sociale 16.

C – Quand l'émancipation des femmes remet en cause le modèle social ou le réformisme de PDB

Dans le premier traité, l'ajout des filles de l'hôtel Dieu à La galerie des femmes fortes écrit par Le Moyne en 1665, composée d'héroïnes et de femmes illustres, semble suggérer que la libération des femmes ne s'adresse pas seulement aux femmes bien nées 17. Seulement, inclure les femmes ordinaires suppose de remettre en cause tout un modèle social dans lequel le commun n'a pas accès à l'éducation.

Si PDB a conscience de l'élan révolutionnaire que peuvent insuffler de tels propos, Stasimaque, double de l'auteur, préconise pourtant dans le premier entretien du second traité la prudence 18, vertu aristotélicienne par excellence, sagesse pratique, le recours à cette notion montre les enjeux politiques et sociaux qui sous-tendent l'émancipation des femmes.


Afin de contrer tout anachronisme, il convient de souligner que PDB n'appelle pas de ses vœux ni la révolution féministe ni la dissolution de l'ordre patriarcal et classiciste sous-tendu par la monarchie absolue ; il propose néanmoins des réformes concrètes qui, si elles sont novatrices, demeurent néanmoins en adéquation avec ce qui est pensable au siècle de Louis XIV.

La plus fondamentale demeure celle de l'accès des femmes à la même éducation que les hommes ; néanmoins une telle réforme ne semble concerner que l'extrême minorité ayant les capacités économiques et sociales de recevoir une éducation sous l'Ancien Régime. Bien qu'il pense cet enseignement comme devant être dispensé en non-mixité, cela suppose toutefois une profonde réforme des institutions 19.

Ainsi, les entretiens du second traité se concluent sur l'éloge de la liberté raisonnable acquise par la petite communauté de gens.tes de bien au détriment de la multitude grossière 20. Si cet élitisme renvoie aux traités des libertins érudits ou à la préface du Traité Théologico-Politique de Spinoza (1670), M.-F. Pellegrin soulève la question suivante : est-ce faire preuve de réalisme ou de pessimisme ? La question reste ouverte.

Conclusion

Ainsi, les Traités sur « l'égalité des sexes » de Poulain de la Barre sont un document précieux pour (re)penser la philosophie moderne et contemporaine.

S'ils ne font pas (encore) partie du canon, ces traités permettent néanmoins, et sans doute à ce titre, de comprendre ce que la philosophie peut avoir de politique voire de subversif, tout en dénonçant le mythe du génie-philosophe; d'une part PDB reconnaît l'égalité des Esprits, il n'y a à ce titre pas d'exception masculine, et d'autre part, pour ce qui est de l'histoire de la philosophie, ses travaux constituent un cas d'école : PDB n'est de son temps ni le parfait produit, ni l’exception géniale.

Finissons ainsi sur ces mots d'Eulalie, comme une définition du ou de la philosophe : Vous vous plaisez à faire penser les gens 21. Gardons à l'esprit que, chez PDB, la pensée devient action.

Autrice de l'article :

Anouk Pabiou, Élève à l’École Normale Supérieure de Lyon.

1 De l'égalité des deux sexes, (ES), II, p. 100, dans P. De la Barre (PDB), De l'égalité des deux sexes, de l'éducation des dames, de l'excellence des hommes, éd. et présentation de M.-F. Pellegrin, Paris, Vrin, 2011.
2 Je m'appuie ici sur la préface de M.-F. Pellegrin.
3 M.-F. Pellegrin cite par exemple B. Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, GF-Flammarion, 1998, comme le paradigme d'une structure narrative galante où la femme est forcément l'élève et l'objet de convoitise de son éducateur, De l'égalité des deux sexes … op. cit., Préface, p. 14
4 Le recours aux noms grecs permet d'élever les entretiens à un niveau symbolique selon un procédé courant au XVIIe siècle, ainsi que l'explique PDB, ils désignent une dame qui parle bien et un honnête homme. Comme le souligne M.-F. Pellegrin cette explicitation montre qu'il ne s'agit plus de plaire mais de comprendre, De l'éducation des Dames (ED), Introduction, note 1, p. 159.
5 ES, I, p. 68
6 Ibid., ES, I, p. 70
7 ES, I, p. 62
8 ES, II, p. 104
9 Sur l'excellence des hommes, II, p. 379, note 2
10 ES, II, p. 100
11 ES, II, p. 104, note
12 ES, II, p. 122
13 Au XVIIe siècle les savants européens communiquent en latin mais il n'est souvent pas enseigné aux femmes de la classe sociale correspondante.
14 ED, V
15 ED, III, p. 204
16 ED, III, p.204, note
17 ES, I
18 ED, I, p. 163
19 ED, I
20 ED, V, conclusion, p. 288
21 ED, IV, p. 229