1. Accueil
  2. Thématiques
  3. Féminisme
  4. La domination masculine
couverture du livre

La domination masculine

Comment l’homme a-t-il légitimé sa supériorité sur la femme à travers l’Histoire ?

Bourdieu nous présente une vision éclairante des rapports sociaux entre les sexes à travers une analyse de la société kabyle. Il explique comment nous sommes passés d’une division arbitraire entre les hommes et les femmes à une construction sociale naturalisée.


I/ La construction sociale de la domination

Loin d’affirmer que les structures de domination sont anhistoriques, j’essaierai d’établir qu’elles sont le produit d’un travail incessant […] de reproduction auquel contribuent des agents singuliers […] et des institutions, familles, Église, École, État 1.


Bourdieu s’oppose à l’anhistorisme du patriarcat et se propose donc de faire l’archéologie d’un inconscient commun, construit en un état très ancien de nos sociétés, qui est à l’origine de la domination masculine. Bourdieu montre qu’il y a eu un long travail historique de reproduction de la différenciation des sexes, par le biais de la famille, de l’Ecole et de l’Eglise, travail qui aurait ainsi établi le caractère naturel et évident de l’origine de la domination masculine.

 Sans nier la violence physique liée à cette domination, Bourdieu analyse les effets de la violence symbolique et invisible dont sont victimes les femmes. Ces effets imposent des catégories qui sont construites du point de vue des dominants. Même si la domination s’exerce sans aucune malveillance généralisée et explicite de la part des hommes, cette innocence et cette inconscience rend la domination d’autant plus difficile à combattre. Pour cette raison l’œuvre de Bourdieu est essentielle car elle met en lumière l’origine des structures inconscientes qui nous déterminent.

La différenciation sexuelle est par exemple construite et fondée sur la différence biologique entre le corps masculin et féminin :

La différence anatomique entre les organes sexuels peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres, et en particulier de la division sexuelle du travail 2.


Les structures sociales influencent ainsi l’organisation de l’espace, du temps ainsi que la division sexuelle du travail. En termes de pouvoir, la division sexuelle du travail se traduit par exemple par une sous-représentation des femmes dans les sphères dirigeantes du monde économique et politique.

II/ Un détour par la société kabyle

Le cas de la Kabylie est traité comme une “image grossie” où l’on peut lire plus facilement les structures qui fondent la vision du monde masculine. Le rapport entre les sexes nous est en effet trop intime pour qu’un simple retour réflexif suffise à l’analyser. Si la domination masculine est plus ou moins marquée en fonction des sociétés, il semble qu’elle prenne une forme très visible chez les Berbères de Kabylie. Bourdieu a déjà longuement analysé la société Kabyle 3, et cette étude nous permet ainsi de mieux comprendre ce qui se produit dans nos propres structures sociales.


Dans la société Kabyle l’opposition entre la masculinité et la féminité constitue le principe de division fondamentale du monde social et du monde symbolique. Les systèmes de valeurs masculins sont toujours supérieurs et implicites. Les choses, les activités, et la manière d’être sont toujours associées au masculin ou au féminin. Le public et le privé, le dessus et le dessous, le plein et le vide symbolisent par exemple masculin et féminin. Ce système de pensée définit les structures de la société comme la division du travail et de l’espace, et plus généralement les différences entre les hommes et les femmes.

Prenons par exemple la répartition de l’espace :

Comme si la féminité se mesurait à l’art de « se faire petite » (le féminin, en berbère, se marque par la forme du diminutif), les femmes restent enfermées dans une sorte d’enclos invisible (dont le voile n’est que la manifestation visible) limitant le territoire laissé aux mouvements et aux déplacements de leur corps (alors que les hommes prennent plus de place avec leur corps, surtout dans les espaces publics) 4.

Si cette division des sexes est particulièrement visible en Kabylie, elle n’a pas disparu dans nos sociétés, elle est simplement moins visible et intériorisée. Son pouvoir normatif à des répercussions tant sur la vie des femmes que des hommes. 

III/ Une domination symbolique et intériorisée

Bourdieu attire l'attention sur l'importance de la violence symbolique de la domination masculine. Une violence qui, comme nous l’avons dit, n’est pas perçue parce qu’elle est liée à l’application d’un ordre social, à une vision du monde sexuée qui s’inscrit dans nos habitus 5. L’Habitus forme ainsi les conduites ordinaires en les rendant automatiques. La violence symbolique c’est donc la capacité des structures de domination à faire méconnaitre l’arbitraire de leur production culturelle et symbolique. Ce qui nous apparaît comme légitime ne l’est en fait pas forcément. Les divisions sociales sont incorporées dans l’espace sociale sans que nous en ayons toujours conscience. Les dominés incorporent donc la vision des dominants. Cette soumission paradoxale est invisible même pour ses victimes qui sont donc conduites à entretenir ce rapport de domination. 

Lorsque les dominés appliquent à ce qui les domine des schèmes qui sont le produit de la domination (...) leurs actes de connaissance sont, inévitablement, des actes de reconnaissance, de soumission. 6


 Comment s’exerce cette domination ? Par les voies symboliques de la communication et de la connaissance. L’analyse de Bourdieu sur la représentation du corps féminin est un exemple pertinent de conséquence de la domination masculine. La femme est  un “être-perçu” qui la place dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles 7.

Si Sartre parle du regard comme un pouvoir d’objectivation universelle qui me fait devenir chose, mais qui me permet d’avoir une image de moi-même, ici le regard a un pouvoir symbolique qui dépend de la position de celui qui perçoit et de celui qui est perçu. Le rapport n’est pas équilibré, la femme en tant que “chose” regardée est condamnée à ne se voir qu’à travers les catégories dominantes et donc masculines. Elles souffrent alors de cette évaluation permanente de l’écart entre le corps réel, et le corps idéal féminin, c’est-à-dire souriant, soumis, retenu.


Les dominants eux-mêmes subissent les contraintes de la domination. Ils s’appliquent à eux-mêmes les schèmes inconscients de la domination. Les hommes dont les représentations communes leur accordent la position dominante du protecteur, peuvent souffrir du décalage entre leur corps réel et le corps socialement exigé : trop petit, trop fragile par exemple. Pour illustrer son propos sur la souffrance des dominants, Bourdieu cite abondamment La promenade au phare, de Virginia Woolf. 

Conclusion :

Bourdieu parvient dans cet ouvrage à nous montrer en quoi le genre est un principe de classement qui organise, non seulement le sexe, mais toutes nos représentations du monde. Aussi, malgré les nombreux combats féministes, la domination masculine perdure tant que perdure l’incorporation des oppositions entre masculins et féminins et leur mise en pratique via les habitus. Alors quels changements possibles ? Pour Bourdieu, il faut également faire un effort pour libérer les hommes de ces mêmes structures qui font qu’ils contribuent à l’imposer. 

Auteure de l'article :

Caroline Magnard est titulaire d'un master de philosophie à Paris I (Ethires : Ethique appliquée. Responsabilité environnementale et sociale)

1 Chapitre I Une image grossie, La violence symbolique.
2 Chapitre I - Une image grossie, La construction sociale des corps.
3 Dans ses premiers ouvrages : Sociologie de l'Algérie et Le Déracinement avec Abdelmalek Sayad.
4 Chapitre I - Une image grossie, L’incorporation de la domination.
5 L’Habitus est une règle acquise dont les fondements conscients mais aussi inconscients sont partagés par un groupe. Cela implique des codes connus partagés et acceptés. 6 Ibid.
7 Chapitre II - L’anamnèse des constantes cachées, L’être féminin comme être-perçu.