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couverture du livre

L’égalité sans retour

La Révolution française comme évènement, évènement qui fait rupture, rupture historique et politique. On le sait, il s’agit du passage de la monarchie à la république, passage qui inaugure l’ère de la pensée démocratique.

Surviennent alors les mots importants d’égalité et de liberté, d’espace public et de droits politiques, mais aussi les questions de différence et de similitude entre les êtres. Disons que l’égalité des sexes et la liberté des femmes deviennent un problème, voire une énigme au regard de la démocratie.


Ainsi, on peut lire l’avant et l’après Révolution, avant comme les prémisses d’un monde à venir, après avec la nécessité d’établir de nouveaux rapports entre les sexes.

Trois femmes et trois hommes sont ici lus et relus, pour leurs intuitions d’un monde futur, puis pour leur réflexion sur les lendemains d’un radical bouleversement.


La lucidité des philosophes

Depuis le début de l’ère moderne, des écrivains, masculins, furent conscients de l’injustice faite aux femmes au point que plusieurs pensèrent qu’il fallait les « dédommager » du mal dont elles étaient l’objet. Il fallait donc réguler l’inégalité par un rééquilibre, sans danger pour leur privilège patriarcal ; il fallait leur accorder, écrivent-ils, de l’« influence ».

Sans commenter les termes « dommage » et « influence » dont l’abstraction nous laisse dans le vague, on peut souligner la lucidité de ces philosophes, conscients d’une injustice structurelle à la société, lucidité qu’on retrouvera au XIXème puis au XXème siècle quand s’inaugure un mouvement d’émancipation, dit féminisme. Mais alors il s’agira de freiner le mouvement d’émancipation dont ils perçoivent la dynamique.

Depuis quelques décennies, il fut facile, et on le lit régulièrement, de dénoncer la misogynie des philosophes, voire leur grossièreté ; plus stimulant est de souligner leurs tentatives de penser ou plutôt d’interpréter l’impensable, à savoir l’égalité des sexes.

Au regard de la Révolution, écrire avant et après

L’impensable et le possible, c’est ce que les textes ici repris vont affronter en même temps.

À l’avant de la Révolution, l’auteur des Liaisons dangereuses va dénoncer le réformisme bienveillant de ses contemporains quant à l’éducation des filles. Celle-ci n’est pas à perfectionner mais à radicalement mettre en cause. Choderlos de Laclos parle d’esclavage et de révolte nécessaire par les femmes elles-mêmes.

« Femme, réveille-toi », dira Olympe de Gouges qui fait face par sa Déclaration des droits de la femme à celle des droits de l’homme. On assiste ainsi à une injonction à devenir un sujet politique, sujet collectif et non plus seulement individuel, voire exceptionnel.

Fanny Raoul, en 1801, témoigne de ce que ce sujet politique doit s’exprimer dans l’espace public, normalement réservé aux hommes. Certes, Olympe de Gouges faisait déjà ainsi ; l’apport de Fanny Raoul est donc d’ajouter le précieux mot d’» opinion », mot par trop saturé de superficialité aujourd’hui, mot subversif pour une femme de 1800 qui indique ainsi sa singularité pensante aux yeux du monde social et politique. Il y a donc un avant et un après 1789 qui s’inscrit dans l’espace démocratique par-delà le temps de l’évènement. Cet espace, c’est celui du déploiement de la réflexion dans un espace public tout à fait nouveau.

Qui le dit mieux que Germaine de Staël qui a la chance, par son histoire familiale, de pouvoir comparer l’ancien et le nouveau, et dont les « monologues éloquents » (Michelet) savent dire la fragilité de s’autoriser de soi-même dans un univers qui continue à être masculin.

Quant à Stendhal et Fourier, ils prennent acte du monde nouveau, d’un monde qui pense et repense les thématiques anciennes. Stendhal tente de confronter l’amour avec la nécessité d’une altérité sexuelle renouvelée ; Fourier assure que la situation des femmes dit tout de l’état d’une société.

Ainsi toutes ces écritures, qui sont autant de témoignages politiques, sont des pensées en acte, des pensées qui ne se dérobent pas à l’enjeu démocratique. C’est pourquoi elles nous émeuvent autant qu’elles nous aident encore à identifier notre époque grâce à la leur.

De l’historicité plus que de l’histoire

On pourrait penser que l’intérêt de ces textes remarquables vient de ce qu’il faut chercher des racines aux problématiques actuelles, subversion et révolte, critique de l’» homme » universel, politique de la prise de parole, analyse des mondes qui changent, redéfinition de l’amour et de l’amitié, sexuation comme enjeu d’une société.

Qu’il y ait une provenance (plus qu’une généalogie) des débats d’aujourd’hui, c’est important de le savoir. Cela donne une profondeur historique et théorique à ce qui apparaît souvent comme un épiphénomène politique, mouvement féministe dont on identifie les répétitions sans comprendre la continuité. Or ces réflexions, qui pressentent puis accompagnent une Révolution, disent plus qu’un moment fondateur de la vie démocratique.

Certes, on identifie la matrice des polémiques autour de l’égalité des sexes, notamment celle que lance en 1801 le babouviste Sylvain Maréchal avec son manifeste contre l’apprentissage de la lecture pour les femmes (matrice restituée dans Muse de la raison, démocratie exclusive et différence des sexes, 1989, folio-Gallimard, 2017), à quoi fait écho l’interdiction d’école en Afghanistan aujourd’hui ; et c’est important.

Mais il faut franchir un pas de plus et admettre qu’il ne suffira pas de rajouter un chapitre, nommé « histoire des femmes et du genre » à l’écriture de l’histoire en général. Ce pas de plus est comme une hypothèse philosophique, quand le mot « historicité » dit non seulement que les femmes ont une histoire et font l’histoire comme les hommes mais que celle-ci s’écrit avec la sexuation des êtres vivants.

Conclusion

« Sans retour » : si l’égalité est sans retour, c’est parce qu’elle s’enracine dans une histoire partagée, qu’elle croise et recroise les diverses dynamiques de l’émancipation de tous ; et aussi parce qu’elle n’a rien d’un principe mécanique que des images laissent voir ou entendre, telles les « vagues » du féminisme ou le « backlash » (retour de bâton), afin de raconter les avancées et reculs de l’histoire de cette histoire. Il vaut mieux prendre acte de la continuité.

Auteure de l'article :

Philosophe et historienne de la pensée féministe, Geneviève Fraisse est directrice de recherche émérite au CNRS.