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couverture du livre

L'humanisme de Pic de la Mirandole

Nous avons choisi cet ouvrage de Karine Safa avec l’envie de nous plonger dans l’humanisme de la Renaissance au travers du prisme de l’une de ses figures de proue : Jean Pic de la Mirandole.



À la Renaissance, la découverte de l’univers infini participe à la remise en question de la place de l’homme dans le cosmos.

D’un monde sécurisant où la raison règne, l’homme est plongé dans un dialogue avec les forces irrationnelles d’un univers imprévisible. Les grandes découvertes scientifiques génèrent en effet une perte de repères qui font régner un climat de crise des valeurs.

L’époque tente alors de faire la synthèse de l’ancien et du nouveau monde, de la culture païenne et de la culture chrétienne. Elle incarne un équilibre instable entre la liberté et la tradition. Devenue défiante des systèmes, désormais sans port d’attache, elle se trouve à la fois portée par l’enthousiasme des périodes de commencement et appesantie par son lourd héritage. Elle se situe dans la continuité de son passé, empreint de mythes, de superstitions et de croyances magiques, tout en étant éclairée par des découvertes scientifiques majeures.

La Renaissance se libère du carcan des dogmes du Moyen-Age et renie alors les concepts, autant que le fait la vie elle-même, ce qui rend sa philosophie difficile à classifier.

Il s’agit donc dans cet ouvrage de modestement distinguer les intuitions qui germent à cette époque et d’esquisser les chemins que des philosophes futurs emprunteront.

L’unité derrière la multiplication des perspectives

Alors que le Moyen-Age cherchait à établir quelle idéologie détenait la vérité, Jean Pic de la Mirandole cherche au contraire à les embrasser toutes, passées comme émergentes, qu’il s’agisse de philosophie antique, d’alchimie ou encore de théologie. Sa démarche a rendu sa pensée foisonnante, complexe, voire parfois paraître contradictoire aux yeux de ses lecteurs.

Il faut comprendre que cette profusion de sources a pour ambition de s’enrichir de l’exhaustivité de la connaissance. Il s’agit d’un projet métaphysique de concorde universelle des différentes pensées, aucune n’ayant à ses yeux le monopole de la vérité. Il envisage les multiples doctrines non pas comme des dogmes à suivre mais plutôt comme des pistes à explorer.

La pensée de Jean Pic de la Mirandole ne s’exerce pas dans un champ exclusif mais dans la diversité parce qu’il tente de faire émerger le patrimoine commun que partagent ces pensées variées.


En tentant de concilier des positions diverses, voire antagonistes, Jean Pic de la Mirandole ambitionne d’atteindre un niveau supérieur qui englobe plusieurs vérités et les dépasse.

Il oppose à la rigueur et à la rigidité du concept une instabilité issue de la recherche infiniment libre de la forme la plus riche et la plus élevée pour l’esprit. Il accueille les savoirs humains dans leur pluralité et adopte une perspective qui met les idées à l’épreuve de l’altérité. Son intuition lui fait considérer qu’il faut dépasser les débats qui enferment dans des systèmes de pensée parce que la vérité se trouve en cheminant au-delà des contradictions apparentes, en appréhendant le tout.

Il envisage les savoirs dans leur relation, au lieu de les considérer dans leur opposition. Cette approche lui permet de multiplier les éclairages et de disposer ainsi de plus de lumière pour se rapprocher de la vérité.


Pour Jean Pic de la Mirandole, l’esprit constitue l’union entre la réalité et la pensée, le lien entre l’âme et le corps. C’est ce qui lui permet de saisir l’univers dans son unité et sa cohérence.

L’esprit et la nature ne sont donc pas opposés mais ils constituent plutôt un couple inséparable en l’homme. D’un côté, la puissance créatrice de l’esprit agit sur la matière et, de l’autre, la matière est envisagée comme une potentialité qui se trouve dans un état passif et qu’il convient d’actualiser.

La vocation de l’homme est ainsi de permettre à la matière de s’engager dans le règne de l’esprit. C’est en réalisant l’union du sensible et de l’intelligible qu’il participe à l’harmonie cosmique. L’univers est habité par des forces diverses, dont l’homme fait naturellement partie, et elles doivent converger en vue d’une même fin : l’union avec Dieu.

Mais si l’homme est la créature la plus libre du cosmos, il est malgré tout soumis à un ordre, selon quatre degrés sur l’échelle de la connaissance : tout en bas, la perception sensible, puis la connaissance rationnelle, ensuite la connaissance intuitive par le détachement du corps, et enfin la connaissance mystique.


Ce désir d’élévation de l’esprit à même de dévoiler la beauté céleste est un chemin qui part de la nature humaine, en bas de l’échelle, vers l’essence divine, tout en haut.

Toutefois, la pensée humaine tend vers ce but sans jamais être pleinement capable de saisir les choses dans leur vérité. Les constructions mentales se contentent d’être des approximations perfectibles, en tension permanente vers leur modèle infini, inaccessible à l’homme par l’exercice de sa raison limitée.

Comme l’analyse Maurice de Gandillac : L’entendement tend vers le vrai comme le polygone vers le cercle, mais il ne peut l’atteindre qu’en prenant conscience de son inaccessibilité 1.

Cela signifie que l’homme se trouve dans une incapacité structurelle à conceptualiser pleinement la vérité de Dieu et qu’il ne peut l’approcher que de manière asymptotique. Il est ainsi condamné à tendre indéfiniment vers des objets dont l’infinie richesse dépasseront toujours ses efforts de saisie. Le labyrinthe des multiples possibilités le plonge dans une liberté si vaste qu’il risque de se perdre.

C’est pourquoi Jean Pic de la Mirandole estime qu’il faut faire preuve d’une force titanesque pour s’unifier :

Tantôt nous descendrons, déchirant comme Osiris l’un en multiple, avec la force d’un Titan, tantôt nous monterons, rassemblant comme les membres d’Osiris, le multiple en un 2.

La métamorphose comme réalisation de l’homme

Au Moyen-Age, Dieu donne du sens à la réalité humaine et un système de valeurs ordonne le monde. Tandis qu’à la Renaissance, c’est la réalité expérimentale qui sert de guide pour que l’homme trouve sa place dans le monde.

Si la pensée de Jean Pic de la Mirandole semble difficile à classer, en raison de la profusion des approches de la vérité qu’il convoque, c’est justement parce qu’elle est évolutive, ainsi que l’homme doit l’être pour se rapprocher de la connaissance. Sans craindre la contradiction, parce que ce qui peut apparaître comme une opposition à première vue s’avère tendre vers l’unité quand on se rapproche de Dieu. Le changement est en accord avec le mouvement de la vie et la réalité du vivant.


Quand l’homme change, s’ouvre à l’altérité et multiplie les expériences par la métamorphose, il s’auto-dépasse.

Dans l’Oratio, Jean Pic de la Mirandole exprime ainsi : On ne peut bien choisir une voie entre toutes, si l’on n’a pas d’abord acquis de chacune une connaissance intime 3.

Il explore la diversité de la vérité. Dans une oscillation troublante, l’homme paraît sans cesse tiraillé entre ses élans prométhéens et l’appel du divin. Les métamorphoses lui donnent la possibilité de partager, d’un côté, la connaissance sensible avec les animaux et, d’un autre côté, la connaissance intellectuelle avec les anges.

Jean Pic de la Mirandole écrit encore : Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont divines 4.

Il signifie par là que l’homme est désormais libre de se mouvoir verticalement sur l’échelle des êtres, depuis les bas-fonds de la nature vers la lumière des cieux. Il peut librement choisir sa propre forme. Il parcourt la dimension sensible de part en part, tout en tendant vers le spirituel. L’homme, création exceptionnelle de Dieu, se situe à un carrefour.

En proie à la tentation naturelle des pulsions dictées par son corps, il relève de sa responsabilité d’y résister et de s’élever vers l’intelligence, au travers du travail de son esprit qui le guide. Même si la connaissance parfaite s’avère à jamais hors de sa portée, l’homme se réalise au travers de son esprit. C’est en résistant à la tentation de ses désirs vulgaires qu’il acquiert sa dignité. Cette verticalité permet une progression vers Dieu.


Auparavant au centre du monde, l’émergence de l’espace infini représente une révolution spirituelle pour l’homme. Il lui faut retrouver un rôle et une place.

L’homme libre est responsable de ses choix, l’infini exigeant de lui la moralité. N’ayant pas de place assignée dans le monde, il peut choisir où il se positionne selon son libre-arbitre. L’homme apparaît non pas comme une essence primordiale détachée du monde mais, au contraire, comme le résultat de son agir, celui-ci allant jusqu'à déterminer son être. Ce sont sa raison, sa volonté et sa liberté qui permettent à l’homme de vouloir le bien par lui-même. Sa nature est non dans un être mais dans un pouvoir-être. La connaissance implique l’agir et de l’agir découle l’être.

L’humanisme, c’est [...] la philosophie du voyageur qui suit son voyage plus qu’il ne le commande 5 commente Bruno Pinchard. La métamorphose n’est pas de l’inconstance mais un approfondissement de l’être qui parcourt sa propre diversité. En tentant de parcourir l’infini, l’homme recherche la forme la plus proche de Dieu, l’universel.

Conclusion

La Renaissance présente des parallèles avec notre époque actuelle, également faite de bouleversements où les certitudes sont ébranlées.

Que penser du renoncement à sa liberté pour se libérer du fardeau de la responsabilité ? Vouloir se dégager de la lourde responsabilité du choix, c’est vouloir en finir avec les incertitudes qui tourmentent l’homme dans sa condition humaine. Pour Jean Pic de la Mirandole, renoncer serait se rabaisser à une position insignifiante. Sa liberté, faculté divine octroyée uniquement à l’homme, lui permet de participer à la Création. Y renoncer, c’est renoncer à son humanité même et, par-dessus tout, à sa qualité d’image de Dieu.

La finalité de l’homme est de rejoindre la forme infinie. La liberté n’a de sens que dans le choix qui s’offre à l’homme de se rallier à l’ordre divin ou de s’en détourner. S’en priver serait descendre au bas de l’échelle des êtres au niveau de la nature alors que Dieu nous a donné par cette faculté la capacité de se hisser jusqu’à lui.

Auteure de l'article :

Stéphanie Lehuger anime le podcast "Le chemin de ma philosophie" qui encourage à exercer son esprit critique et construire sa propre opinion.

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1 N. de Cues, Docte ignorance, dans M. DE GANDILLAC, Nicolas de Cues, Œuvres choisies, Paris, Aubier, 1942, Chapitre III.
2 J. Pic de la Mirandole, De la dignité de l'homme, traduit du latin et présenté par Y. Hersant, Paris, Éditions de l’Éclat, 1993, p.21.
3 Ibid., p.45.
4 J. Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques, texte latin, traduction et notes par O. Boulnois et G. Tognon, Paris, PUF, 1993.
5 B. Pinchard, La raison dédoublée. La fabbrica della mente, Paris, Aubier, 1992, Préface, p. 16.